Adame Ba Konaré: «Ferdinand Duranton est le père du devoir d’ingérence à la française en Afrique»

L’historienne malienne exhume dans «Le griot m’a raconté…» le destin longtemps méconnu de cet explorateur diplomate qui a ouvert la voie à la colonisation et à l’interventionnisme français.

Ferdinand Duranton. Sans doute n’avez-vous jamais entendu parler de lui. Et pourtant, la France l’a célébré. Une rue du XVe arrondissement parisien porte son nom. Fin 2018, il a été «sorti de la crypte où il a été enfermé» par Adame Ba Konaré dans son ouvrage Le griot m’a raconté…Ferdinand Duranton, le prince français du Khasso 1797-1838 chez Présence africaine. L’ex-première dame du Mali (1992-2002) narre – à travers la verve et le lyrisme d’un griot en Afrique de l’Ouest – la vie intense mais courte de Duranton explorateur, diplomate, agent commercial. Cette épopée coloniale met en parallèle les destins de trois continents : l’Amérique avec l’indépendance d’Haïti, l’Europe au sortir des guerres napoléoniennes, l’Afrique à l’aube de la colonisation. La défenseuse de la mémoire et des traditions ouest-africaines revient avec ce personnage haut en couleur, dix ans après son Petit Précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy (éd. La Découverte). Ouvrage qui répondait à la sentence prononcée par le président Sarkozy à Dakar en 2007 : «L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire.»

Qui est Ferdinand Duranton ?

Duranton se situe au commencement de tout. Raconter cet homme, c’est renouer avec les prémices de la politique coloniale française. En tant qu’historienne, j’ai été plus que surprise de découvrir qu’il est le concepteur de l’interventionnisme militaire colonial et postcolonial français. Il est le père du devoir d’ingérence, du «diviser pour mieux régner» et de la corruption des élites. L’explorateur est né à Jérémie, dans la colonie esclavagiste de Saint-Domingue. Son père est officier d’état-major, il s’occupe du ravitaillement des troupes de sa majesté le roi. Sa mère, une Créole, a épousé en premières noces un riche planteur de Jérémie (ville située à 257 kilomètres de la capitale Port-au-Prince). Quelques années après la naissance de Ferdinand, débute une sanglante révolution d’esclaves menant à l’indépendance d’Haïti, la première République noire, en 1804. Dans ce moment critique où les Blancs se cherchent, son père officier fuit l’île pour Paris avec sa famille. Dans les pas de ce dernier, le fils entre à l’adolescence dans le 11e Régiment de l’infanterie, fer de lance des grandes conquêtes napoléoniennes. La chute de l’empereur met un terme à sa carrière. Meurtri mais toujours en quête d’aventures, Ferdinand tente tour à tour de rejoindre la Guadeloupe, la Martinique et Cuba (colonie qui favorise à l’époque le peuplement blanc et qui a accueilli beaucoup de planteurs de Saint-Domingue au moment de la Révolution), sans succès. En 1817, il atterrit dans le Haut-Sénégal. Après plusieurs emplois administratifs, la Compagnie commerciale de Galam (territoire situé au nord-est du Sénégal) l’embauche. Il est également chargé de nouer des relations commerciales, politiques avec les chefs et différents rois de la région. C’est ainsi qu’il progresse vers l’est dans les terres et rejoint le Khasso. Duranton est censé découvrir le cours supérieur du fleuve Sénégal et opérer une percée jusqu’à Tombouctou.

Pourquoi raconter la vie de cet explorateur fait-elle encore sens aujourd’hui ?

Dans le livre, je fais le parallèle entre le passé et le présent car il y a une similitude stratégique française depuis le début de la pénétration coloniale. Dans cette zone ravagée par une guerre endémique entre les différents royaumes, cette logique est toujours à l’œuvre. A l’époque, la France tente de sécuriser la traite de la lucrative gomme arabique. Or, comment accéder à la paix ? C’est là où les points de vue divergent. Duranton le sanguin ne croit absolument pas à la neutralité. Pour lui, quand deux parties sont armées, le langage de la paix ne sert à rien. «A la guerre, il faut opposer la guerre», martèle-t-il. Le seul moyen de corriger un mal est de l’aggraver en intervenant. Pour les chefs de Saint-Louis et de Bakel, il est hors de question d’intervenir dans les guerres intestines. Mieux vaut avancer à pas feutrés : «Les conflits des rois africains sont leurs affaires», disent-ils.

Duranton va renforcer la position des rois «intéressants» et affaiblir ceux qui sont jugés «dangereux pour les intérêts français». Il va donc jouer la carte Hawa Demba, roi du Khasso, pas encore stabilisé et en proie à des coalitions ennemies. Chacun a ses ambitions, ses intérêts cachés et se sert de l’autre pour mener à bien sa mission. Astucieux, le chef charismatique voit tout le parti qu’il peut tirer des Français. Demba pousse la malice jusqu’à proposer à Duranton la main de sa fille, Sadioba. Qu’à cela ne tienne le colon accepte, reste plus d’un an dans ce territoire et obtient le titre de prince du Khasso. De leur union naîtront deux enfants, dont Marie Duranton, reconnue comme la première métisse du Mali. Entre Hawa Demba et son gendre, il y a une sorte d’admiration, de complicité et d’envie de grandeur commune. Au côté de son beau-père, il fait tirer sur des villages. Ensemble, ils feront retentir les premières canonnades dans ces contrées. Duranton est vraiment le père de l’interventionnisme militaire en Afrique.

Pourtant, au Mali, on parle encore de lui comme quelqu’un de remarquable…

A l’époque, l’espérance de vie dans les terres subsahariennes est de deux mois pour un Blanc. La fièvre jaune, le paludisme, la dysenterie, entre autres, sont autant de fléaux loin d’être jugulés. Beaucoup de compagnons de Duranton trépassent. Lui tombe gravement malade mais s’en remet. Celui que les griots appellent par déformation phonétique «Garanton» est une force de la nature. C’est un défricheur de terrain prêt à tout pour servir les intérêts français. Il marche comme il l’a écrit lui-même pieds nus, nu-tête sous 45 degrés à l’ombre et parle 6 langues du haut fleuve : le wolof, le maure, le khassonké, le malinké, le peul, le soninké. Il a appris la faune et la flore locales. Duranton s’est donné les moyens de ses ambitions, en croyant servir les intérêts de la France. Il va négocier, en 1830, l’édification du fort de Médine qui verra le jour en 1854, bien après sa mort. Mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’avec lui, on est déjà dans la phase de résistance contre l’occupation étrangère. Les autres peuples de la sous-région s’unissent contre Hawa Demba et son allié. Duranton commet un terrible péché d’orgueil, il crie victoire trop tôt en croyant comprendre, maîtriser les codes culturels. Il se félicite de sa stratégie de «naturalisation matérielle» (mariage et titre de prince du Khasso) et baisse sa garde. Ce sentiment d’invincibilité, de toute puissance fait qu’au final il perd tout ! En 1834, à la mort de son beau-père, une grande coalition dirigée par un chef bambara pousse Duranton et l’héritier de Hawa Demba à fuir. Dans les années qui suivent, l’officier a de nombreux démêlés avec l’administration coloniale. Après avoir été poursuivi comme un pestiféré, il finit par rendre sa démission. Soupçonné d’accointance avec les Anglais, il est interdit de territoire. L’officier est traqué et a même droit à un procès qu’il gagne. A la fin de ces péripéties, Ferdinand devient commerçant.

Pourquoi avoir mis en scène dans votre livre Nicolas (descendant fictif de Duranton) qui se fait raconter la vie de son aïeul par un célèbre griot ?

J’ai effectué des recherches pour retrouver des membres de la lignée de Ferdinand Duranton. Je n’en ai, malheureusement, rencontré aucun. Avoir recours au personnage de Nicolas, qui effectue une sorte de pèlerinage dans le Khasso, est une occasion de faire un signe à une éventuelle postérité. Ce procédé narratif m’a également permis de mettre en avant un patrimoine à préserver : la tradition orale. La littérature arabe sert de base de référence pour l’étude des grands empires d’Afrique de l’Ouest, mais il y a également la tradition orale. Elle est devenue une source incontournable au tournant des années 60 après avoir été longtemps dédaignée au prétexte que seul l’écrit a de la valeur. La tradition des griots généalogistes s’appuie sur des connaissances historiques bien précises qu’ils se transmettent depuis des siècles. C’était donc un clin d’œil de montrer djeli Madi et son savoir-faire : c’est avant tout un pédagogue, un arrangeur de savoir. Mais de plus en plus les griots se plaignent de ne plus avoir d’oreilles pour les écouter. J’ai voulu revaloriser ce savoir-faire qui est en train de se perdre, comme tous les savoir-faire en matière de transmission orale menacés par l’occidentalisation du monde. Le Mali du XIe jusqu’à la fin du XVIe siècle est pourtant une mine culturelle. C’est la période faste des grandes civilisations, des grands empires (du Ghana, du Mali et Songhaï). Je fais partie de celles et ceux qui s’engagent dans la réécriture de l’histoire continentale longtemps dévalorisée. 

Le discours de Dakar de Sarkozy est venu rappeler que nous n’avons pas le droit de baisser la garde. Je suis portée par cette énergie, par ce devoir de transmission de nos acquis historiques. Je mets en valeur le passé, pas par nostalgie, mais pour que les générations futures puissent y puiser des éléments pour se surpasser.