Afrophobie

«Afrophobie» ? «Xénophobie» ? «Racisme noir contre des Noirs» ?  Un «foncé» comme vous peut-il tailler en morceaux un «étranger» sous le prétexte qu’il est trop noir ? Haine de soi par excellence ? Bien sûr, c’est tout cela à la fois! 

Hier j’ai demandé à un chauffeur de taxi : « Pourquoi ont-ils besoin de tuer ces ‘étrangers’ de cette façon ? » Sa réponse : « Parce que sous l’apartheid, le feu était la seule arme que nous possédions, nous les Noirs. Nous n’avions pas de munitions, de fusils et des choses pareilles. Avec le feu, nous pouvions fabriquer des bombes à pétrole et les lancer sur l’ennemi à une distance respectueuse ».

Aujourd’hui il n’est plus besoin du tout de distance. Pour tuer «ces étrangers», nous avons besoin d’être le plus près possible de leurs corps que nous lançons ensuite sur les flammes ou disséquons, chaque coup causant une profonde blessure qui ne peut jamais se cicatriser. Ou, si elle cicatrisait, elle devrait laisser sur «ces étrangers» le genre de balafres qu’on ne peut jamais effacer.

J’étais ici pendant la dernière éruption de violence contre «ces étrangers». Depuis lors, l’actuelle chasse aux «étrangers » est le fruit d’une chaîne complexe de complicités, certaines verbales et explicites, et d’autres tacites. Le gouvernement  sud-africain a récemment pris une position dure sur l’immigration. Nouveauté, les mesures draconiennes sont passées dans la loi. Leurs effets sont dévastateurs pour les gens qui sont déjà établis ici légalement.

Transformer des migrants légaux en migrants illégaux

Il y a quelques semaines, j’ai participé à une réunion du staff «étranger» à Wits University. D’histoires horribles en histoires horribles. Des permis de travail non renouvelés. Des visas refusés à  des membres de familles. Des enfants dans l’incertitude à l’école. Une situation kafkaïenne qui s’étend aux étudiants «étrangers» entrés légalement dans le pays, dont les visas étaient jusqu’ici  renouvelés, mais qui se retrouvent à présent dans l’incertitude légale, incapables de s’inscrire, et incapables d’avoir accès à l’argent auquel ils ont droit et à celui qui leur est alloué par des fondations. À travers ses nouvelles mesures anti- immigration, le gouvernement est occupé à transformer des migrants auparavant légaux en migrants illégaux.

Les chaînes de complicités  vont plus loin. Le commerce sud-africain se développe à travers tout le continent, reproduisant parfois dans ces endroits les pires formes de racisme qui étaient tolérées ici sous l’apartheid. Pendant que le gros business se «dénationalise» et «africanise», l’Afrique du Sud noire pauvre et une partie de la classe moyenne se socialisent dans quelque chose que nous devrions appeler «national-chauvinisme».

Le national-chauvinisme est en train de dresser sa vilaine tête dans presque tous les secteurs de la société sud-africaine. Le problème avec le national-chauvinisme c’est qu’il a en permanence besoin de boucs émissaires. Il commence par ceux qui ne sont pas nos parents. Mais, très vite, il devient fratricide. Il ne s’arrête  pas à «ces étrangers». C’est dans son ADN de se terminer en tournant sur lui-même en un dramatique geste d’inversion.

Aucune dette morale envers l’Afrique ?

J’étais là pendant la dernière «saison de chasse». La différence, cette fois, c’est l’émergence de rudiments d’une «idéologie». Nous avons maintenant un semblant de discours destiné à justifier les atrocités, le pogrom rampant depuis que c’est réellement ce que c’est. Un pogrom est en train de se mettre en place. Le discours justificateur commence avec les stéréotypes habituels : ils sont plus foncés que nous ; ils volent nos emplois ; ils ne  nous respectent pas ; ils sont utilisés par les Blancs qui préfèrent les exploiter plutôt que de nous donner du travail, se soustrayant par conséquent aux exigences de la discrimination positive.

Mais le discours devient plus vicieux. Il peut être résumé ainsi : l’Afrique du Sud  n’a  aucune dette morale envers l’Afrique. Évoquer les années d’exil ? Non, il y avait moins de 30 000 Sud-Africains en exil (j’ai été heurté par ce chiffre mais je n’ai aucune idée de sa provenance) et ils étaient tous éparpillés à travers le monde – 4 au Ghana, 3 en Éthiopie, un peu en Zambie, et beaucoup en Russie et en Europe de l’Est ! Par conséquent, nous n’accepterons pas que « ces étrangers » nous fassent  chanter moralement.

Très bien. Posons les questions difficiles. Pourquoi l’Afrique du Sud est-elle en train de devenir un champ de la mort pour des Africains non-nationaux (auxquels nous devons ajouter les Bengalis, les Pakistanais, et qui sait qui seront les prochains ?). Pourquoi ce pays a-t-il historiquement un « cercle de la mort » pour rien et n’importe quel « Africain » ?

Présenter la facture au gouvernement de l’ANC

Quand  nous disons « Afrique du Sud », qu’est-ce que le terme « Afrique » signifie ? Une idée, ou simplement un accident géographique ? Devrions-nous mettre à quantifier ce qui a été sacrifié par l’Angola, la Zambie et d’autres durant la guerre de libération ? Combien d’argent le comité de libération de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) a-t-il donné aux mouvements de libération ? Combien de dollars l’État nigérian a-t-il payés pour la lutte de l’Afrique du Sud ? Si nous avions à mettre un coût sur les destructions infligées par le régime d’apartheid aux économies et aux infrastructures des pays de la Ligne de front, quel serait  le montant ? Et une fois que tout ceci aura été quantifié, devrions-nous présenter la facture au gouvernement de l’ANC qui a hérité de l’État sud-africain et lui demander de rembourser ce qui a été dépensé en faveur des Noirs opprimés en Afrique du Sud durant ces longues années ? Aurions-nous le droit d’ajouter à tous ces dommages et pertes le nombre de personnes tuées  par les armées de l’apartheid se vengeant pour notre accueil des combattants sud-africains parmi nous, le nombre de personnes mutilées, la longue chaîne de misère et de dénuement endurés au nom de notre solidarité avec l’Afrique du Sud ? Si les Noirs sud-africains ne veulent pas entendre parler d’une quelconque dette morale, peut-être qu’il est temps de se mettre d’accord avec eux, de leur donner la facture et leur demander des réparations économiques.

Aucun Africain n’est étranger en Afrique

Bien sûr, nous voyons tous l’absurdité de cette logique d’étroitesse d’esprit qui transforme encore ce pays en un autre champ de massacre pour les gens à la peau foncée, « ces étrangers ».  Mais ce ne devrait pas être absurde, depuis que le gouvernement sud-africain est soit incapable soit réticent pour protéger de l’ire de sa population ceux qui sont ici légalement, de lancer un  appel à une plus haute autorité.

L’Afrique du Sud a signé la plupart des conventions internationales, y compris la convention créant le Tribunal pénal international à La Haye. Certains des instigateurs de l’actuelle « saison de chasse » sont connus. Certains ont fait des déclarations publiques incitant à la haine. Y a-t-il un moyen par lequel nous pourrions penser à les soumettre à La Haye ? L’impunité engendre l’impunité et les atrocités. C’est le chemin le plus court vers le génocide. Si ces auteurs de crimes ne peuvent pas être amenés à se faire connaître par le gouvernement sud-africain, n’est-il pas temps de s’adresser à une juridiction pour s’occuper d’eux ?

Finalement, un mot à propos d’« étrangers » et de « migrants ». Aucun Africain n’est étranger en Afrique ! Aucun Africain n’est migrant en Afrique ! C’est à la l’Afrique que nous appartenons tous, en dépit de la folie de nos frontières. Aucune quantité de national-chauvinisme n’effacera cela. Plutôt que de répandre le sang noir ailleurs que sur Pixley ka seme Avenue (!) nous devrions tous être sûrs que nous rebâtissons ce continent et allons à la fin d’une longue et pénible histoire – celle qui, pour très longtemps, a imposé qu’être Noir (peu importe où et quand), est un handicap.

(*) Historien et politologue camerounais ; directeur de recherche au Wits Institute for Social and Economic Research de l’université de Witwatersrand, en Afrique du Sud.