Alain Gomis, réalisateur : « Il faut rendre véritablement la dignité à ce que nous sommes »

En 2013, son troisième long-métrage, «  Tey » remportait l’Étalon d’or à la 23ème édition du prestigieux Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou (FESPACO).  Le réalisateur franco-sénégalais est  à Kinshasa pour la réalisation de son quatrième film. Rencontre.

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Business et Finances : De « L’Afrance » à « Aujourd’hui » (Tey en langue wolof), votre parcours est jalonné de succès. Vos films ont été  remarqués dans divers festivals. Ils frappent par l’économie de dialogues, ce qui permet aux spectateurs d’être aussi  des acteurs. D’où venez-vous ? 

Alain Gomis : J’ai fait mes études à l’université Panthéon-Sorbonne, en France. J’ai étudié d’abord l’histoire de l’art puis du cinéma. Mes premiers films, je les ai réalisés alors que j’étais étudiant. Je travaillais, j’ai acheté une petite caméra et j’ai commencé à faire des court-métrages. Mon mémoire à l’époque était un scénario de long-métrage dénommé « L’Afrance » qui est devenu mon premier film long-métrage.  J’ai  eu de la chance en commençant  par un stage dans une production de Idrissa Ouédraogo, le réalisateur burkinabè qui avait reçu un prix à Cannes à ce moment-là,  avec le Malien Souleymane Cissé. Ils étaient les deux grands cinéastes africains phares de l’époque. Pendant mon stage chez Ouédraogo, je lui ai fait lire le scénario que j’avais écrit pour l’université. Il m’a proposé de le faire dans sa société de production et les choses sont parties comme cela, assez simplement pour moi qui ne venais pas du tout d’un milieu du cinéma. Je viens d’un milieu ouvrier, un milieu populaire. J’ai eu la chance de rencontrer de bonnes personnes au bon moment pour que les portes s’ouvrent. Même  pour arriver chez Idrissa Ouédraogo, c’est un ami avec qui j’étais à la faculté qui m’y a emmené.

Comment avez-vous fait pour réaliser vos films ?

Je n’ai jamais eu de grands budgets. Les situations financières ont toujours été assez compliquées. Ce sont des films avec des petits budgets que je réalise. J’ai appris à me battre avec tout ce qu’on avait pour « L’Afrance », sorti en 2001. «  L’Afrance » a eu un certain succès en son temps. Après ce film, j’ai pu en faire un deuxième qui s’intitule « Andalucia » (2007) puis un troisième, « Tey »(2011) qui nous amène aujourd’hui à faire ce quatrième film, «  Félicité ».

Pourquoi votre troisième  long-métrage,  qui a reçu l’Étalon d’or au Fespaco, s’intitule-t-il « Tey », (Aujourd’hui) en langue wolof ?

Parce que c’est la dernière journée d’un homme. C’est comme un conte, au début du film, un homme sait que c’est sa dernière journée de vie… et le film c’est vraiment  « Aujourd’hui ». Pour lui toute la vie  c’est aujourd’hui parce qu’il sait que ce soir-là, quand il va fermer les yeux, il ne  se réveillera plus.

Combien de temps vous a-t-il pris en termes d’écriture, de tournage ?

L’exercice du film «  Aujourd’hui » m’a pris trois ans et demi. Une année d’écriture, entre sept  et huit mois de production et de recherche de finances. Sept  semaines de tournage et quatre mois de post- production.

Quelle est la particularité de ce long-métrage ?

D’abord, c’est le premier qui soit entièrement tourné en Afrique, au Sénégal (Dakar). C’est un  film qui a parlé de la mort, mais qui parlait à tout le monde et  en même temps célèbre la vie. Il n’était pas réalisé pour déprimer les gens mais c’est un film qui, vraiment, a immortalisé chaque instant de la vie. Du coup, je pense que ce qu’il y a  de particulier avec ce film, c’est  que les gens un peu partout dans le monde le recevaient de façon personnelle, non  pas comme un regard. Ils ne voulaient pas regarder quelque chose en Afrique mais se regardaient eux-mêmes  et cela était la particularité.

Comment définiriez  vous-même ce film ?

Mon travail dans mon positionnement est d’affronter des situations  auxquelles je n’ai pas de réponses. Réaliser un  film me permet d’explorer mes convictions et ce qui me touche de près.  Du coup, je me dis que si moi-même je me pose ces questions-là, ce que d’autres personnes se les posent aussi. Et les films que je conçois, ne sont pas faits pour donner des réponses. Ils sont faits pour qu’on puisse s’interroger ensemble. C’est vraiment ma démarche aussi sur ce film-là : aller vraiment vers les grands points d’interrogation  qui sont les nôtres et puis essayer de marcher un peu ensemble. Pour moi, être spectateur d’un film c’est aussi être acteur, c’est-à-dire s’interroger soi-même sur soi, sur ce que l’on ferait dans une situation donnée.

Les rituels exécutés  tout le long de votre film relèvent-ils de la fiction ou d’une réalité au Sénégal ?

C’est de la fiction basée sur l’architecture des rituels qui existent vraiment. Sauf qu’on n’a pas la chance de savoir à l’avance que quelqu’un va mourir. Ces rituels sont des rituels de baptême, de mariage… On a gardé l’architecture de ces rituels manjaks.  Je disais donc  aux gens que c’est notre famille, notre frère, notre neveu, qui va mourir ce soir. Faisons une cérémonie pour lui souhaiter de bien partir. On invente ensemble selon les rites que l’on connaît dans  cette situation.

Pourquoi le personnage principal du film incarné par Saul Williams est presque muet ?

Il  y a quelques dialogues. C’est pour qu’il puisse être chacun d’entre nous. C’est comme si ses yeux étaient nos yeux. Je ne voulais pas qu’il prenne trop de place. C’est comme si les gens s’adressent à lui. Mais il s’adresse à nous. J’ai fait donc exprès d’avoir un personnage qui nous laisse la place, à nous spectateurs pour  voyager avec lui et être notre regard, notre respiration. Il n’est pas notre parole parce que chacun a une parole différente. C’est pour cela qu’il ne parle pas beaucoup.

Pourquoi le choix  de Dakar pour réaliser ce film ? Qu’est-ce que cette ville représente pour vous ?

Dakar est une ville à laquelle  je suis intimement lié.  Je suis moitié Français, moitié Sénégalais. Il y a des choses de cette ville qui vous  sont proches sûrement. Des images qui ne sont pas spectaculaires, des petites choses de la vie  que le jour où, si jamais on vous dit que  vous ne reviendriez plus à Kinshasa, vous chercherez à les voir. C’était la dernière journée d’un homme  et moi je voulais montrer ces choses-là à Dakar.

Comment expliquez-vous le choix de Saul Williams, que vous avez  d’ailleurs écarté un peu de sa profession ( slameur, chanteur, poète) pour être acteur ?

Il avait déjà joué dans un film. La découverte de Saul Williams est liée à un film qui s’intitule «  Slam » qui est un très bon film. Le film qui a lancé d’une façon internationale le slam, cette sorte de poésie rappée. Il avait été remarqué comme acteur. Et il a complètement une tête de Sénégalais. Pour les Sénégalais, il en était un. Ils ne comprenaient même pas qu’il ne parlât pas wolof. Des fois, les gens l’ont presque  engueulé sur le tournage alors que c’est un Américain d’origine haïtienne.   Il collait parfaitement.  C’est quelqu’un qui a une aura, qui, quand il est là, il y a de l’énergie qui sort  de lui et comme le rôle est un peu muet, il n’a pas beaucoup de dialogues. Il avait cette capacité-là d’exister. Vous savez, c’est très difficile pour un acteur d’exister sans s’appuyer sur les mots. Lui, il avait cette force-là.  En plus, étant étranger, il avait les yeux grand ouverts, de quelqu’un qui découvrait Dakar pour la première fois et on peut imaginer que ce sont des yeux de quelqu’un qui sent qu’il quitte et aussi il regardait les choses  presque comme s’il les voyait pour la première fois.

Qu’en est-il de « Félicité », le film que vous réalisez actuellement à Kinshasa ?

C’est  l’histoire d’une femme nommée Félicité, chanteuse  dans un groupe folklorique à Kinshasa. Elle vit seule avec son fils. Un bon matin elle apprend de l’hôpital que celui-ci a connu un accident, il risque de perdre sa jambe si Félicité ne trouve pas l’argent nécessaire à l’opération. Félicité se lance alors dans une quête désespérée de moyens. Mais, alors qu’elle touche au but, la jambe de son fils est amputée. Tout s’effondre pour elle… Le rôle est d’ailleurs joué par une Congolaise.

Comment  cette  idée vous est-elle venue ?

J’ai écouté de la musique folklorique kasaïenne  sur un album d’un groupe qui s’appelle Kasaï All Stars (je suis étonné bizarrement que le groupe ne soit pas très connu ici au Congo). La voix d’une des chanteuses, Mua Mbuyi, a suscité tout de suite un personnage dans mon esprit. Ce que je trouve de très beau dans cette musique c’est qu’à la fois, elle est traditionnelle, c’est-à-dire  très ancrée dans la tradition, et en même temps elle est extrêmement  moderne. Il y a du tout dedans. On entend presque de la musique électronique dans les sonorités qui ont été  modifiées et tout. C’est une musique, je  trouve,  qui réunit la tradition et l’ultra-modernité.

Comment expliquez-vous le choix de Kinshasa pour le tournage?

ν Je ne connaissais pas du tout Kinshasa. Je suis venu, j’ai rencontré des musiciens. La rencontre a été formidable. Je suis tombé amoureux de la ville, qui a aussi cette chose incroyable, je trouve, d’être une ville au croisement de plusieurs choses à la fois. Une ville qui est au carrefour de son histoire. Qui présente plusieurs options possibles. C’est une métropole incroyable qui a toutes ces contradictions, ces ambiguïtés entre richesse et pauvreté. En tout cas, pour quelqu’un qui cherche à filmer aujourd’hui, une ville d’aujourd’hui. Kinshasa a tout. Elle renferme tous les conflits sociaux, les conflits politiques et les conflits intimes.  C’est une ville qui nous dit des choses sur le monde d’une manière  générale, sur nous-mêmes, sur le monde quel que soit l’endroit où l’on habite. Je pense qu’il y a dans cette ville de quoi raconter une histoire pour le monde entier.

Qu’est-ce que cela vous coûte de travailler en République démocratique du Congo ?

Il faut juste s’habituer. Chaque pays a ses spécificités. Pour  l’instant, notre difficulté est plus d’ordre administratif.  C’est-à-dire l’administration est plus ou moins lente  avec les autorisations, les visas,…puisqu’on a une partie de l’équipe sénégalaise qui doit venir et une autre de la France. De ce côté-là, c’est un peu difficile. Après, au contraire, je trouve  que le rapport avec les gens d’une manière générale, je dirais jusqu’à aujourd’hui, est presque plus facile qu’ailleurs. Il  y a quelque chose ici de très agréable. Je trouve que c’est un pays dans lequel les gens sont francs, directs. Je suis étonné par une certaine douceur,  moi je ne connais pas tout le reste de la RDC, c’est un grand pays. Je ne peux pas  dire le  Congo de façon entière. Mais ce que j’ai vu de Kinshasa, je viens ici depuis le mois d’août 2014, cela fait un an, c’est qu’il y a un fossé assez grand entre l’image de la réputation de Kinshasa et des Kinois et la réalité de ce que j’ai pu vivre. Moi, je vais dans tous les milieux puisque le film se passe dans les milieux populaires.  Je suis agréablement surpris et ravi par les rapports que l’on peut entretenir surtout avec les gens qui travaillent avec moi sur le projet. C’est une belle découverte. J’espère qu’on  va pouvoir rétablir la vérité.

Combien de temps le tournage va-t-il durer ?

On  commence le 24 août pour cinq semaines de 6 jours. En ce moment, nous sommes en préparation.

 Et votre équipe, est-elle au complet ?

Elle  arrive progressivement, Elle sera au complet le premier jour du tournage.

Qu’est-ce qui vous passionne  tant dans ce métier ?

Pour moi le cinéma est un acte politique au sens  où il faut montrer nos vies. Pas seulement celles des héros américains, mais la vie de gens telle qu’elle est. Ce, dans tous les milieux. Il y a des personnes qui sont exclues de la représentation. Finalement, c’est comme si leurs vies ne comptaient pas.  Comme, si pour vivre, il fallait vivre comme un certain nombre de personnes, sinon nos vies ne valent rien. Pour moi, il faut mettre en avant la vie de chaque individu même dans les situations difficiles. Ces vies valent le coût de ce qu’elles sont. Ce ne sont pas des vies au rabais, ni en solde. Ce sont des vies et celles de 95 % de la population mondiale.

 C’est cela d’ailleurs votre combat ?

ν Oui, il est quand même temps de montrer ces vies-là,  de les respecter et de démontrer non seulement  leur beauté, mais aussi  leurs difficultés. Parce que ce sont des vies difficiles. Mais  si on a  95 % de la population mondiale qui ne rêve que d’une chose : vivre  comme les 5% restants, c’est qu’il y a un problème. Le monde est complètement inversé.  Il faut rendre véritablement la dignité à ce que nous sommes, pour de vrai. On nous ment tous les jours sur ce qu’est le monde. Le monde, ce n’est pas celui-là, celui qu’on nous montre. Il est tout ce qu’on ne nous montre pas. Ce sont ceux-là qui font les  95 % de la population restante.