André Grimaldi «La maladie chronique conduit à réaménager sa vie»

Vieillissement de la population, dégâts environnementaux, progrès médicaux : le nombre de maladies longue durée explose. Leur prise en charge nécessite une médecine dans laquelle le rôle du patient sera essentiel, selon l’ex-chef de service de diabétologie de la Pitié-Salpêtrière.

Près de 800 pages, et la contribution de 74 médecins, patients et experts. Une somme, pour appréhender un nouveau phénomène sanitaire : l’épidémie de maladies chroniques qui touche tous les pays. VIH, hépatite C, diabète… En France, plus de 20 millions de personnes sont concernées, dont la moitié sont prises en charge à 100 % par la Sécu au titre des affections de longue durée (ALD). Le professeur André Grimaldi, ex-chef de service de diabétologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, a coordonné l’ouvrage les Maladies chroniques (Odile Jacob). Qui tente de jeter les jalons d’une «troisième médecine».

Vous dites qu’un tiers de la population souffre de maladies chroniques. N’est-ce pas d’abord un gigantesque échec de la médecine curative ?

Evidemment oui. S’il y a autant de malades chroniques, c’est que nous ne savons pas les guérir. Cependant, les patients sont de mieux en mieux soignés, l’espérance de vie, comme sa qualité, augmentent. Et il y a un fait nouveau : la chronicité renvoyait auparavant à une maladie fixe, immobile, sans espoir de guérison. Aujourd’hui, on est dans un mouvement incessant, les maladies chroniques sont tout sauf statiques.

Que voulez-vous dire ?

Le sida, hier, était une maladie aiguë, mortelle ; elle est devenue chronique à la fin des années 90 – on vit aujourd’hui avec le sida. L’hépatite C était jusqu’à récemment une maladie chronique à évolution lente ; on en guérit complètement grâce aux nouvelles molécules. Les grands obèses ? On peut les opérer, ils perdent 30 kilos et guérissent de leur diabète mais au prix d’une «maladie» digestive. Quant au diabète, dans sa forme insulino-dépendante, il connaît une mutation complète. Depuis la découverte de l’insuline en 1921, on a appris à prévenir les complications. Nous avons les pompes à insuline, on arrivera demain à un pancréas artificiel.

Les maladies chroniques ont-elles toujours existé ? Ou bien sont-elles la conséquence de la médecine moderne ?

Il y a toujours eu des maladies chroniques. L’épidémie à laquelle on assiste est la rançon du vieillissement de la population, des dégâts environnementaux, mais aussi des progrès médicaux, comme on l’a vu pour le sida. Jamais l’évolution n’a été aussi rapide. La maladie apparaît en 1981, le virus est isolé en 1983 et, en 1996, des traitements efficaces, les trithérapies, sont disponibles. Dans l’histoire de l’humanité, c’est un record. Il a fallu plusieurs siècles pour comprendre que le diabète de type 1 était dû à un défaut de sécrétion d’insuline par le pancréas et pour arriver à extraire, puis fabriquer l’insuline.

Le cancer est-il une maladie chronique ?

Il y a des cancers que l’on guérit, on parle de «droit à l’oubli», mais ce n’est jamais comme avant pour le patient. Grâce aux progrès des traitements, le cancer est en train de devenir une maladie chronique.

Rien ne ressemble moins à une maladie chronique qu’une autre maladie chronique…

C’est exact. La prise en charge de certaines maladies progresse rapidement et d’autres beaucoup moins. D’ailleurs, on pourrait dire qu’il existe des maladies chroniques où le rôle du patient est déterminant – comme dans l’hypertension artérielle, l’asthme, la polyarthrite, le sida ou le diabète, où le patient devient un expert. Et celles dont la prise en charge dépend peu du malade. Dans la maladie d’Alzheimer que faire ? On est désarmé, aucun traitement n’apporte des améliorations.

Le rôle du patient dans les maladies chroniques est-il différent de celui qui est le sien dans les maladies aiguës ?

Oui, très différent car la maladie chronique nécessite un réaménagement de la vie. C’est d’abord le constat pour la personne touchée que sa vie ne sera plus jamais comme avant. Désormais, elle sera différente des autres. Cela marque psychologiquement et socialement. Dans les maladies aiguës, au contraire, passé l’épisode, vous retrouvez le fil.«Lorsqu’il est malade, il est devenu autre», écrivait Georges Canguilhem dans le Normal et le Pathologique en 1943. On ne s’habitue jamais à la maladie chronique, on ne perd jamais le sentiment d’injustice et la colère profonde qu’elle alimente, même si on apprend à faire avec. Le danger, c’est que pour éviter l’anxio-dépression, le patient adopte des mécanismes de défense psychologique et des comportements empêchant un traitement correct de la maladie.

Et vous dites que le rôle du patient va être de plus en plus essentiel…

Oui, avec la question de l’observance, c’est-à-dire le fait pour un patient de bien prendre son traitement et de suivre les règles de prescription. Dans les maladies chroniques, l’observance est une des clés. Or, elle n’est, en moyenne, que de 50 %. Et c’est un défi. Dans le cas de l’asthme, selon une étude française récente, 13 % seulement prennent le traitement de fond. Dans le diabète, la bonne observance varie selon les études de 30 % à 70 %.

Mais comment dès lors améliorer la bonne observance ?

Deux éléments sont déterminants : la gratuité et la relation. Une méta-analyse a montré que l’observance d’un traitement est liée à la qualité relationnelle que peut avoir le malade avec son médecin. C’est pour cela que dans la maladie chronique, la relation avec les soignants est un enjeu essentiel. Au-delà de la confiance, il s’agit de pratiquer la codécision. Cela est possible grâce à l’éducation thérapeutique du patient et à l’empathie du soignant. Alors que dans une maladie aiguë, si votre chirurgien est autoritaire, ce n’est pas agréable mais ce n’est pas essentiel.

Et la gratuité ?

Plusieurs études, essentiellement américaines, sont très claires. L’une concerne des malades après un infarctus : un groupe payait ses médicaments, pas l’autre. Au final, la gratuité améliore l’observance qui permet d’éviter les rechutes. Finalement, la gratuité revient même moins chère.

La montée en puissance des maladies chroniques et de leurs traitements à vie ne peut que réjouir l’industrie pharmaceutique…

Son rôle devient essentiel. Vous évoquez les médicaments, mais je parlerai d’abord de tous les dispositifs médicaux connectés qui apparaissent. Le progrès technologique et médicamenteux va jouer un rôle considérable. Dans le diabète, avec une simple puce, vous pouvez savoir à tout moment votre taux de glycémie, plus besoin de vous piquer le bout du doigt. Mais ce nouveau dispositif n’est pas remboursé. Or il a un coût : 100 euros par mois.

Mais le rôle de l’industrie ne vous inquiète-t-il pas aussi ?

Il est inquiétant pour un système solidaire comme le nôtre. Notre règle est le juste soin pour le malade, au moindre coût pour la collectivité. La logique des «big pharma» est différente. Comment rendre les choses compatibles ? On ne peut pas faire de la rentabilité le seul critère de l’innovation. Les stratégies commerciales ne sont pas des stratégies de santé publique. Il faut exiger la transparence des coûts réels.

Vous dites que la montée en puissance des maladies chroniques entraînera l’émergence d’une «troisième médecine»…

Cette épidémie ne se résoudra pas avec la mise en place d’une nouvelle prestation, mais bien d’une autre médecine, avec une nouvelle organisation des soins. Le but n’est plus d’aller voir le médecin tous les mois pour renouveler l’ordonnance. A quoi cela sert-il ? Il faut aller vers une prise en charge globale, non seulement médicale, mais aussi psychologique et sociale. Et cela nécessitera un financement global, de nouvelles formations, des lieux nouveaux comme les maisons de santé. L’infirmier, le généraliste et le pharmacien devraient former le trio de la prise en charge de premier recours.

C’est ce vers quoi on se dirige…

On y va, mais de façon chaotique et lente. Nous sommes restés sur le modèle de la maladie aiguë-bénigne, avec des gestes simples (la première médecine) en ville, ou grave nécessitant des gestes complexes (la deuxième médecine) à l’hôpital. Deux modèles inadaptés à la maladie chronique. La troisième médecine ne relève ni d’un exercice isolé ni de la haute technicité. Le modèle adapté est une médecine intégrée (biomédicale, pédagogique, psychologique et sociale), qui doit être pratiquée en équipe et coordonnée entre médecins, paramédicaux, personnel administratif, travailleurs sociaux. Entre la ville et l’hôpital.

Ce modèle ne porte-t-il pas le risque de tout médicaliser, la dépression comme la vieillesse ?

C’est un risque, mais c’est aussi une interrogation. Quelle société construit-on aujourd’hui pour qu’elle ait autant d’aspects inhumains et pour qu’elle provoque autant de pathologies ?