Après l’effondrement du monde

La crise sanitaire a convaincu du caractère faillible du système. Avant même d’avoir procédé à un deuil collectif, les gouvernants pourront-ils s’acharner à réparer ce qui a été brisé, relancer ce qui a été définitivement perdu ?

La crise sanitaire du coronavirus précipite chacun dans un état à bien des égards anxiogène. Cette anxiété collective est liée au fait que nous faisons une expérience de l’effondrement du monde. Chez Hannah Arendt, le monde désigne l’artifice au sein duquel les hommes logent leur vie proprement humaine. Il exige des productions matérielles vouées à durer et à témoigner du passé des pays. Il suppose que les hommes puissent y apparaître au moyen de leurs actions, de leurs paroles et de leurs dialogues. Le monde prend tout son sens lorsqu’il offre un lieu stable afin qu’il puisse s’attacher à des repères, s’ancrer dans le réel et modérer son instabilité biologique, psychique et émotionnelle. Arendt a toujours montré que les temps sombres (guerres, totalitarismes) se manifestent par l’effondrement de ce monde ; ce qui nous entoure (objets et relations humaines) apparaît comme instable, précaire voire menacé de disparition.

Certains journaux de confinements pressentaient que cette crise sanitaire ouvrait à une relation sensible au monde dans lequel on serait censés éprouver l’éveil printanier de la nature. Le rapport à soi serait censé s’enrichir de cette expérience de défamiliarisation avec le quotidien. En même temps qu’ils n’analysent rien de la dimension politique de la crise, ces journaux rendent particulièrement visible l’expérience inégalitaire du confinement. Comment penser un avenir quand l’incertitude et la précarité matérielle accélèrent le sentiment d’un naufrage à venir ? Les débuts de révolte dans quelques villes françaises, où la réalité y est depuis longtemps insupportable, témoignent du franchissement d’un seuil limite.

Limite extérieure

Nos gouvernants, qui ont jusqu’alors pris pour habitude de rationaliser, de prévoir, d’anticiper, de prévenir les «risques», sont confrontés à une limite extérieure à leurs propres objectifs et leurs intérêts. Un virus qui contrarie l’ensemble de leurs plans sur l’avenir. Non seulement, ils éprouvent une rigoureuse difficulté à rendre lisible le présent, mais c’est plus généralement l’avenir qui est indéchiffrable. L’obsession gouvernementale de rattraper le retard économique pris par le confinement est contrariée. Pourront-ils faire accepter à une population déjà usée et incrédule leur monde qui a montré de façon éclatante ses limites ? Quelle sera la capacité de la population à accepter un déconfinement drastiquement conditionné, à vivre dans un état d’inquiétude permanente ? Peut-on imaginer une population acquise à la surveillance généralisée, à une mise au travail sous contrainte sans les compensations que l’on trouve habituellement dans la vie sociale ordinaire ? Avant même d’avoir procédé à un deuil collectif, pourront-ils s’acharner à réparer ce qui a été brisé, relancer ce qui a été définitivement perdu ? Cette crise a convaincu du caractère non immuable de ce système ; un quelque chose est arrivé. L’immuable s’effondre, le présent s’ouvre même si cette ouverture est immensément incertaine et non assurée.

Notre relation subjective au monde est également extrêmement troublée. Dans la vie de tous les jours, nous ressentons le besoin d’éprouver physiquement le monde : par l’air que nous respirons, par le fait de toucher les objets qui nous entourent, par nos sensations tactiles, visuelles, olfactives, explique le sociologue Hartmut Rosa. Désormais, nous devons aborder un monde vécu comme tendanciellement répulsif. Porter un masque pour se méfier de l’air que l’on respire, éviter de toucher la boîte de lait dans le supermarché, la barre dans le métro, les poignées de porte. Les objets ordinaires apparaissent dorénavant comme menaçants. Il nous faut les saisir avec précaution pour permettre de supprimer les traces du monde sur nos mains. Il apparaît comme étranger à un soi qui en devient nécessairement amoindri. Non seulement, nous sommes gênés dans notre besoin de déployer de l’activité, mais plus encore, nos tâches ordinaires de domestication du monde sont désormais profondément troublées au point que certains pourraient bien se demander s’il sera possible d’éprouver à nouveau une relation relativement harmonieuse au monde.

Notre rapport à autrui est également bouleversé. Nous faisons l’épreuve du regard inquiet de notre voisin qui s’accorde quelques libertés vis-à-vis du confinement. Ce regard reconnaît en nous notre pouvoir de délation. La saturation du 17 pour dénoncer les indisciplinés en dit long sur le nombre de ceux qui sont acquis à ces règles et qui se transforment pour l’occasion en policier urbain. Notre rapport à autrui est devenu maladroit, non spontané. On se détourne excessivement d’autrui lorsque l’on se croise pour atténuer les angoisses que fait surgir la simple coprésence des corps en un même lieu. En somme, les rencontres sont moins porteuses de puissance que d’inquiétude. Mais le contact avec autrui n’est pas entièrement répulsif ou marqué par la distance. Il est aussi de l’ordre du soin, d’une bienveillance inhabituelle voire d’une entraide mutuelle : fraterniser avec les hôtes et hôtesses de caisse dans un supermarché, faciliter la vie des personnes âgées, etc.

Enfin, le rapport à soi est troublé. Non seulement, il nous faut nous occuper : tuer ce temps annulé dans l’étroitesse de nos habitations, s’occuper de l’entourage immédiat, des enfants, des tâches quotidiennes tout en télétravaillant. Les plus chanceux d’entre nous ré-éprouvent la lenteur. Mais il est tout aussi possible que cette compagnie à soi n’apprenne rien parce que cela fait bien longtemps que nous nous sommes habitués à un rapport distrait et oblique à soi. Comment trouver en soi les ressources pour s’éprouver ? Comment affronter sa propre opacité dans un contexte anxiogène ? Ce que cette crise objective à certains, c’est bien le retard sur soi. Ce qui est brouillé, c’est la possibilité même de se tenir face à soi avec ce lancinant sentiment de n’avoir rien à se dire. Ce rapport est d’autant plus compliqué que pour beaucoup, c’est l’avenir qui est hypothéqué : crainte de perdre son travail, de s’endetter, de ne plus être en mesure de s’en sortir. On remarque que les insomniaques se font plus nombreux, que les rêves traduisent indéniablement cette relation perturbée à la vie et cet état collectif d’anxiété. Mais si nombreux sont ceux qui préfèrent vivre la nuit, c’est peut-être aussi une façon d’éprouver la vie d’avant le confinement, comme si rien n’avait changé excepté la vie que nous avons à mener le lendemain. C’est peut-être aussi une façon de refuser le jour d’après.