Asimba Bathy, auteur: « Dessiner ne doit pas être une corvée mais une partie de plaisir »

Ses parents le voyaient plutôt ingénieur ou médecin. Mais l’art s’est imposé à lui. Depuis des années, le dessin est son mode d’expression et son gagne-pain. Et il n’hésite pas à transmettre sa passion aux autres en les formant, lui le self made man. Interview. 

Business et Finances : On vous présente comme journaliste, auteur de bandes dessinées, coloriste, éditeur. Qu’êtes-vous en réalité ?

Asimba Bathy : Parler de moi-même, m’embarrasse toujours. Sachez seulement que je suis à la fois auteur de bandes dessinées, scénariste et coloriste.

Quelle différence y a-t-il entre ces trois termes ?

Dans la bande dessinée, ce sont trois métiers tout à fait différents. Faire un scénario est une spécialité, dessiner en est une autre, tout comme faire des couleurs. Mais moi je fais tout cela à la fois.

Comment êtes-vous devenu dessinateur ?

Je dirais que c’est quelque chose d’inné. À la maison, mon père avait une bibliothèque où on trouvait des bandes dessinées, notamment les aventures de Tintin. Je m’étais mis à décalquer les dessins des personnages de cette bande dessinée : Tintin, le capitaine Haddock… Plus tard, j’ai fait aussi pour Lucky Luke. Un jour, alors que je n’étais qu’en deuxième année secondaire, j’ai fait une caricature d’un de nos professeurs, un Haïtien toujours de blanc vêtu, avec un nœud papillon rouge. Je l’ai dessiné avec une toque sur la tête et un plateau dans la main, juste comme un serveur au restaurant. Le dessin a fait le tour de la classe et troublé l’ambiance studieuse habituelle. Le professeur n’avait pas apprécié le dessin au point qu’il s’en était plaint auprès du préfet des études. Par la suite, le conseil des professeurs décida de mon exclusion de l’école.

Comment vos parents ont-ils réagi à la suite de cette décision ?

Comme mon père ne voulait pas que je dessinasse, je ne pouvais pas l’informer de mon renvoi. Il me voyait ingénieur à la fin de mes études. Quant à ma mère, médecin, elle pensait que le dessin était un métier de ratés. Mes parents furent convoqués à l’école et c’est ma mère qui s’y présenta. À ma grande surprise, le préfet lui dit que j’étais doué pour le dessin et que les études scientifiques n’étaient pas faites pour moi. Il proposa à ma mère de m’inscrire à l’Académie des beaux-arts. Je m’y étais opposé, mais il me demanda d’y réfléchir le temps de ma punition.

Pourtant, vous voilà aujourd’hui en plein dans le dessin. Qu’est-ce qui vous avait alors fait changer d’avis ?

C’était arrivé tout seul car dessiner était juste un plaisir pour moi. Quand ça me rapportait de l’argent, je rigolais. Je ne sais pas quand je suis devenu vraiment professionnel.

Votre métier est-il exigent ? 

C’est un métier qui demande beaucoup de discipline personnelle. Quand on travaille, on doit tout oublier ; s’oublier soi-même et oublier la notion du temps. Cela demande de rester parfois de longues heures dans sa bulle. C’est dangereux quand on est marié. Il faut que votre épouse vous ait vu commencer pour vous comprendre. Il faut respecter les engagements, les commandes et les délais. J’explique toujours aux jeunes que j’encadre que dessiner ne doit pas être une corvée, mais une partie de plaisir.

Lisiez-vous des bandes dessinées avant d’entrer dans leur univers ? 

J’aime beaucoup lire Gaston Lagaffe pour l’humour, mais aussi pour la qualité des dessins. J’ai été influencé par beaucoup de dessinateurs. Le premier à m’avoir influencé, c’est Hergé. Je me suis un peu démarqué de lui pour Hermann Huppen un autre Belge, puis William Vance également, il y a aussi Franck Pé, encore un Belge, que j’ai d’ailleurs croisé ici lors d’une manifestation sur la bande dessinée. Ce sont plusieurs générations de dessinateurs, plusieurs styles issus de différents courants qui m’ont servi de sève pour créer mon propre style.

Quel est-il ?

Je suis réaliste. Avant je faisais de l’humour et du réalisme en même temps. C’est Franck Pé qui m’a fait comprendre qu’on ne peut pas faire les deux à la fois, au risque de se perdre. J’ai choisi donc le  style réaliste pour me perfectionner.

À l’Académie des beaux-arts ?

Je n’ai jamais fait d’études à l’Académie des beaux-arts. Par contre, j’ai fréquenté cet établissement grâce à un sérigraphe qui m’avait découvert à travers les dessins que je faisais pour lui. C’est lui qui m’avait recommandé auprès d’un de ses amis professeur à l’Académie des beaux-arts. J’avais assisté juste à quelques ateliers d’apprentissage sur la bande dessinée. J’ai été choqué que le formateur me demande de lui apprendre à dessiner après avoir vu mes réalisations.

Quel est en fait votre parcours professionnel ? 

J’ai débuté dans la presse écrite comme imprimeur, puis journaliste avant de faire de l’illustration. Après « Rasta Magazine », mon premier magazine BD, je me suis consacré à la bande dessinée avec le collectif Kin Label. J’avoue que la chance que j’ai eue en passant par la presse à mes débuts m’a vraiment forgé.

Comment arrivez-vous à convaincre les éditeurs ?

C’est ce qui est très compliqué dans ce métier. Les éditeurs sont capricieux. Ils ne réservent souvent aucune suite aux planches qu’on leur envoie. Soit ils n’ont pas le temps, soit ils gèrent beaucoup de dessinateurs. Où encore vous n’êtes pas dans leur ligne éditoriale ou leur philosophie. C’est vraiment difficile. Il faut avoir un parapluie, c’est-à-dire quelqu’un qui puisse vous recommander auprès d’un éditeur dont vous serez à la merci. Dessiner un album, c’est une année de travail et vous ne savez même pas si vous serez publié. Si vous tombez dans les bras d’un éditeur complaisant, il vous fait remarquer : « Tu es un Africain ». C’est-à-dire   qu’il ne peut juste  faire que votre promotion. Et il vous imprime sur du papier que j’appelle « papier poubelle ». Du papier tellement minable. Et il vous donne des miettes. J’en ris. J’aime bien rire des difficultés.

Pourquoi avez-vous décidé de devenir éditeur de bande dessinée ? 

Je suis moi-même artiste et je sais comment un artiste est traité par un éditeur. J’ai eu à participer à plusieurs forums et à discuter avec plusieurs éditeurs et libraires. Dans les échanges, ils montrent que c’est vraiment difficile, sinon impossible de le devenir… ils te mettent une barrière virtuelle. Au lieu que cela me décourage, j’apprends. Je me dis tout simplement qu’ils ne sont pas nés éditeurs. Il y en a qui ont débuté, ont trébuché et se sont cassé les dents. Ils ont arrêté carrément. Ceux qui ont persévéré font carrière aujourd’hui. Je  préfère être de ceux-ci, tenter ma chance et voir ce que cela donne.  J’ai réalisé  tout seul « Panique à Kinshasa », du scénario aux couleurs. C’était un produit fini que j’ai présenté à l’imprimeur.  Mon premier souci était que le liure sorte d’abord. Qu’il soit vendu ou pas  sur le marché était une autre affaire. J’ai tenté l’expérience, à peine une année, je n’ai plus rien en stock. Là je dois passer une commande.

En tant que dessinateur, pensez-vous qu’il est-ce plus facile  aujourd’hui de faire carrière dans la bande dessinée ?

Non. Mais j’ai passé toute ma vie là-dedans et je ne pense pas que ce soit le moment d’arrêter. Je me rappelle que j’étais un jour à un festival à Middlekerk, dans la région flamande, en Belgique. La séance de dédicaces avait débuté. J’étais le seul Noir parmi les auteurs. La salle était pleine, les gens faisaient le tour des tables et achetaient, on dédicaçait pour eux. Moi j’avais encore une pile d’ouvrages. Personne ne venait, j’étais gêné et j’avais envie de fuir.  Et puis, on annonce la venue d’un dessinateur senior, Eddy Paape. Une marée humaine accourt vers lui. Toutes les tables étaient presque vides. Je me suis levé de ma table pour aller voir  comment le maître travaille. Il prenait tout son temps pour signer. Trente minutes plus tard il levait la séance : il avait 80 ans. J’ai demandé à le voir, mais l’hôtesse m’a dit qu’il est occupé. – J’ai lu Eddy Paape alors que j‘étais au primaire. Je ne m’étais jamais imaginé que je pouvais signer avec lui un jour. Je regagne ma place. Finalement, comment ai-je  signé ce jour-là ? Ce sont les  personnes qui attendaient Eddy Paape. Comme il traînait, il y en a qui partaient et d’autres faisaient le tour des tables. C’est par curiosité qu’une personne s’est approchée de ma table. Je me rappelle qu’elle m’a posé une question en touchant mon livre. « C’est vous l’auteur ? » Je lui ai répondu : « oui ». « Est-ce que vous pouvez me le dédicacer », m’a-t-telle demandé. Je ne savais pas du tout quoi faire. J’ai pris mon stylo, et j’ai griffonné quelque chose. À la fin, je lui ai demandé son nom. Elle a pris l’ouvrage et s’est exclamée si fort que tout le monde était surpris. J’avais  fait un portrait d’elle.

Les éditions Crayon Noir seront-elles ouvertes à tout dessinateur ou n’éditeront-elle que vos albums ?

C’est une question qui m’est fréquemment posée. Jusque-là j’ai eu  à travailler avec des bandits. Que ce soit dans la presse ou dans la bande dessinée, trop de bandits se trouvaient autour de moi. L’expérience m’a assagi. J’ai monté des stratégies par rapport à cela. Crayon Noir, aujourd’hui, c’est d’abord une entreprise. Je suis moi-même éditeur, graphiste, designer, metteur en page,  coloriste. Cela m’épargne un certain nombre de frais pour faire venir des gens qui vont à un certain moment me bloquer.

Après une longue carrière dans la bande dessinée congolaise, trente ans exactement, vous avez décidé en 2013, de publier votre premier album individuel. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?

L’information au départ n’était pas bonne. Quand on n’a pas une bonne information, on ne peut pas oser. Lorsqu’on est également influencé par une information selon laquelle : il faut un éditeur européen pour que cela marche, il faut un scénariste professionnel, il faut ceci, il faut cela pour que tout fonctionne, on reste encore figé et on n’ose pas tenter sa chance. Il m’a fallu un certain courage pour que je me dise enfin que ce scénariste a bien commencé quelque part. J’ai donc utilisé le langage d’ici pour écrire mon scénario. Je l’ai cloitré à Kinshasa. Après tout, je n’avais pas le choix pour faire une bande dessinée destinée à un public d’ailleurs. D’autant plus que je ne maîtrise pas son langage. J’ai carrément fait comme le saxophoniste Manu Dibango. Lorsqu’il était de passage ici, il disait : « Plus le message d’une chanson est tabou, plus cette chanson captive. Plus vous le comprenez, plus il diminue. Fiez-vous au rythme et dansez ». Je n’ai jamais oublié cela pour tenter de pénétrer le marché européen. J’ai essayé avec un langage tabou en restant africain. Je  vais chez eux comme un mystère qu’ils doivent percer.

L’album n’a pas de personnage principal. Comment expliquez-vous ce choix ?

Non, non. Le problème c’est qu’on est habitué généralement à lire des histoires à héros. À côté, il y a aussi des histoires sans héros, des histoires qui embrassent plusieurs registres à la fois, mais qui respectent un filigrane. Elles gardent une certaine logique jusqu’au bout. C’est-à-dire qu’on ne suit pas le personnage, mais on suit l’histoire. C’est tout un style. On appelle cela un one man show, une histoire qui n’appelle pas de suite. J’ai voulu commencer par là  pour calculer et mesurer le risque. Si l’expérience passe, tant mieux. Si ça casse, on change de style. Surtout qu’il faut d’abord baliser le terrain puis imposer sa marque. C’est aussi une stratégie de ma part. Je ne maîtrise pas encore bien le marché de la bande dessinée. Il est vaste. Je joue sur plusieurs tableaux ici et à l’international : je suis moi-même manager, mon propre éditeur, mon propre agent de communication. Tout cela est difficile à gérer.

En 2011, vous avez créé la revue Amazone BD, premier magazine de bande dessinée à être réalisé exclusivement par des artistes femmes. Pourquoi ce choix ?

En 2009, j’étais invité au Cameroun, pour former des dessinateurs. Pendant une semaine, j’ai encadré des jeunes garçons et filles. La manière dont les filles s’appliquaient  m’avait fort interpellé.  Dès mon retour au pays,  j’ai cherché dans mon équipe Kin Label des filles qui pouvaient dessiner. Je n’en ai pas trouvé à part Abelle Bowala (conceptrice du logo du festival Toseka, NDLR). J’ai demandé qu’on me trouve des jeunes filles à l’Académie des beaux-arts pour que je les forme. Très vite, le message est passé : quatre étudiantes étaient intéressées.  Elles avaient une formation de peintre. Pour moi, l’idée était d’anticiper sur les choses. Je ne voulais pas que les dessinateurs viennent d’un autre pays que le notre.  Dommage que suite à certains malentendus, le projet soit devenu panafricain.

Avez-vous des projets pour l’avenir ?

Je viens de finir la rédaction de mon autobiographie. Je compte sortir l’année prochaine une nouvelle BD en deux volumes, puis relancer le magazine Amazone BD. Pour l’instant je travaille en collaboration avec des professeurs sur une revue BD, « Les Profs ». Il y a aussi l’exposition didactique des planches tirées de ma bande dessinée Panique à Kinshasa. Elle a démarré le 10 novembre à l’espace Bilembo.