Cessez d’accuser les sauveteurs en mer

Les ONG qui interviennent en Méditerranée ne font que limiter le nombre de morts par naufrage, ce qu’aucune politique européenne n’est parvenue à faire.

Les attaques contre les opérations de sauvetage en Méditerranée doivent cesser. Alors que des groupes d’extrême droite ont affrété leur propre navire pour bloquer les ONG en mer, le gouvernement italien aannoncé récemment sa volonté de bloquer l’accès de ses ports, et l’Union européenne a avalisé sa proposition d’un «code de conduite» qui limiterait dangereusement leurs activités. Fondées sur de fausses accusations, ces initiatives mettent en danger la vie de milliers de migrants.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les opérations de sauvetage proactif sont sous le feu des accusations. En 2014, déjà, l’opération militaro-humanitaire italienne «Mare Nostrum», qui pendant une année avait déployé des moyens considérables pour le sauvetage en mer, a été accusée d’être un facteur d’attraction qui augmentait considérablement le nombre de traversées et de morts en mer. La fin de Mare Nostrum n’a cependant pas amené moins de traversées, mais plutôt une effrayante augmentation du nombre de morts en mer. C’est justement pour pallier cette carence mortelle des capacités de sauvetage de l’Union européenne et de ses Etats membres que les ONG sont courageusement intervenues avec leurs navires.

Au cours des derniers mois, les ONG ont néanmoins été la cible d’accusations, initialement formulées dans les cercles confidentiels du conspirationnisme d’extrême droite, de «collusion» avec les passeurs. Par ailleurs, recyclant ses attaques contre Mare Nostrum, l’Agence européenne Frontex a accusé les ONG d’inciter plus de migrants à tenter la traversée et d’encourager les passeurs à utiliser des tactiques encore plus dangereuses. Par un habile tour de passe-passe, les sauveteurs deviennent responsables du nombre croissant de morts en mer. Ces accusations se sont répandues comme une traînée de poudre et ont fait, au cours des derniers mois, la une de journaux de premier plan, comme le New York Times, lequel titrait depuis peu «Les efforts pour sauver les migrants ont des conséquences mortelles et imprévues». Elles ont été reprises en chœur par les ministres de l’Intérieur des Etats membres de l’Union européenne lors de leur rencontre à Tallinn les 6 et 7 juillet au cours de laquelle ils ont acté la proposition d’un code de conduite limitant les activités des ONG.

Ces arguments sont fondamentalement faux et pernicieux, et les répéter contribue à légitimer des politiques dangereuses. Les accusations les plus haineuses de collusion avec les passeurs n’ont jamais été étayées de preuves. Concernant l’impact sur les dynamiques migratoires attribué aux ONG, nous avons démontré dans un rapport récemment publié que les campagnes de sauvetage n’ont pas été le facteur principal de l’augmentation des arrivées en 2016 : selon les données recueillies par l’agence Frontex, l’augmentation du nombre de traversées de migrants venant de plusieurs pays d’Afrique centrale et de l’Ouest est une tendance antérieure à l’accroissement du nombre de navires des ONG en 2016. Bien plus, une augmentation de 46 % du nombre d’arrivées en Méditerranée occidentale a été enregistrée en 2016, alors qu’aucune opération de sauvetage n’était déployée dans cette zone. Face à des crises politiques et économiques sur le continent africain, et aux troubles qui ravagent la Libye, les migrants n’ont d’autre choix que de tenter la traversée, avec ou sans la présence des ONG.

Nous montrons aussi que les efforts de sauvetage des ONG, loin d’être la cause de la dégradation des conditions de traversée, sont une réponse salvatrice à celle-ci. C’est dès la fin de l’année 2015 que les gros bateaux en bois ont été remplacés par des bateaux pneumatiques, moins stables et peu sûrs, alors que peu d’ONG étaient présentes. Ce changement, reconnu comme un facteur primordial de l’augmentation des morts en mer, a principalement été provoqué par l’opération européenne antipasseurs «Sophia» qui, en détruisant les bateaux en bois des passeurs une fois les migrants sauvés, a empêché qu’ils ne soient de nouveau utilisés. Bien qu’on ne puisse exclure que la présence des ONG ait pu précipiter certains changements dans les tactiques des passeurs, il est faux d’affirmer qu’elles en sont le moteur. Enfin, notre analyse statistique montre que durant l’année 2016, plus il y avait de bateaux d’ONG plus la traversée était sûre pour les migrants, preuve indiscutable du rôle salvateur des ONG.

Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, a reconnu, trop tard, que l’arrêt de Mare Nostrum avait été une «grave erreur» qui «a coûté des vies humaines». Aujourd’hui, les institutions européennes et les Etats membres sont en train de refaire la même «erreur», mais selon une monstrueuse variante. Il ne s’agit plus seulement de ne pas fournir les moyens de sauvetage adéquats pour dissuader les migrants d’entreprendre la traversée, il faut aussi arrêter à tout prix ceux qui pallient l’absence criminelle de ces moyens. Les seules activités de «sauvetage» tolérées par les décideurs européens sont celles des gardes-côtes libyens, financées et équipées par l’UE, en dépit de leur collusion maintes fois prouvée avec les passeurs, des morts causées par leurs interventions et des épouvantables conditions qui attendent les migrants renvoyés en Libye. Telle est la politique d’endiguement aujourd’hui mise en œuvre par l’Union européenne : cynique et mortelle.

Le sauvetage en mer ne peut être la «solution» face à la mort de migrants en Méditerranée. Seule une réorientation radicale vers des politiques permettant un accès légal et sûr au territoire européen mettrait un terme à la réalité quotidienne de milliers de personnes en détresse et à la nécessité de les secourir. Mais tant que la politique actuelle perdurera, la présence des ONG à proximité des côtes libyennes demeurera une nécessité humanitaire, autant que l’indispensable expression du refus d’accepter en silence l’actuelle hécatombe en mer.

Traduit de l’anglais par Isabelle Saint-Saëns

Charles Heller Chercheur de l’université Goldsmiths à Londres , Lorenzo Pezzani Chercheur de l’université Goldsmiths à Londres