Charles Heller et Cristina Del Biaggio : «En montagne, comme en mer, la frontière est violente pour les migrants»

L’association Guides sans frontières appelle à une manifestation, le 17 décembre, dans la vallée de la Clarée pour attirer l’attention sur le sort des migrants qui tentent de franchir les Alpes. Deux chercheurs décryptent les stratégies des Etats et de ceux qui veulent leur porter secours.

Alors que les premières neiges ont blanchi les sommets alpins, l’association Guides sans frontières (GSF) a adressé une lettre à Emmanuel Macron, le 15 novembre, dénonçant «la situation dramatique des groupes de migrants au passage de frontières alpines» (1). Les guides se mettent à la disposition du gouvernement pour l’«accompagner sur le terrain» et l’«éclairer de visu sur les risques très concrets encourus». Car, disent-ils, «aux difficultés et aux risques inhérents à l’évolution en terrain de montagne (pour lesquels ces populations migrantes d’origine africaine ne sont ni équipées ni préparées) s’ajoutent […] la volonté d’échapper par tous les moyens aux forces de police, de plus en plus présentes et actives à ces points de passage, ce qui aurait déjà causé divers accidents graves».

GSF invite citoyens et pouvoirs publics à participer à une «caravane», le 17 décembre, dans la vallée de la Clarée (Hautes-Alpes), la porte d’entrée des migrants vers Briançon, pour se faire une idée des périls auxquels ces derniers s’exposent.

Cet élan rappelle les initiatives prisent par les marins professionnels en Méditerranée depuis 2011. Charles Heller, chercheur et réalisateur basé à Genève, spécialiste des politiques migratoires en Europe et cofondateur de la plateforme Watch The Med, et Cristina Del Biaggio, géographe spécialiste de l’espace alpin, des migrations et des politiques d’asile, maîtresse de conférences à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine de Grenoble, analysent ces formes de solidarité.

Les Guides sans frontières sont-ils des lanceurs d’alerte ? Peut-on rapprocher leur démarche de celle des marins en Méditerranée ?

Cristina Del Biaggio : Avant de lancer l’alerte, il s’agit d’abord d’être sur place, de surveiller, car il est inconcevable de laisser mourir des personnes qui traversent un col dans des conditions difficiles. L’esprit, c’est celui du sauvetage de la part de spécialistes de la montagne, qui connaissent ces dangers. Puis la réaction politique finit par arriver. Car ce sauvetage découle d’une situation créée par les gouvernements de l’Union européenne, par le régime frontalier. Il s’agit donc in fine d’une dénonciation des politiques de fermeture des frontières.

Charles Heller : Ce sont des formes de solidarité directe. Les politiques d’exclusion de l’Union européenne forcent les migrants à traverser physiquement le territoire, que ce soit la mer ou les montagnes, avec des moyens extrêmement précaires. Ils sont confrontés à des environnements rendus hostiles. Or, dans ces environnements, vivent également des citoyens qui n’acceptent pas de fermer les yeux.

C.D.B. : Et cette solidarité locale ne s’adresse pas à des «migrants», mais d’abord à des êtres humains en danger.

C.H. : En mer, lorsque les politiques d’exclusion sont instituées au tournant des années 90, ce service du passage est fourni par des pêcheurs, en contact quotidien avec la mer. Mais avec la criminalisation croissante des migrants et de ceux qui leur viennent en aide, ces «passeurs» occasionnels sont écartés. Ce service du passage arrive dans les mains d’organisations plus structurées et criminelles. Les pêcheurs continuent de porter secours aux migrants, mais ils sont accusés d’aide à l’immigration clandestine. Ça les rend de plus en plus réticents à opérer les secours, et ça mène à des situations de non-assistance à personne en danger. Les acteurs étatiques ont aussi failli à leurs obligations, causant la mort de centaines de personnes. L’opération italienne Mare Nostrum, lancée à l’automne 2013, a constitué une rupture avec le déploiement de navires militaires destinés à sauver les personnes en détresse. Or, fin 2014, cette opération est interrompue. Face à l’hécatombe qui en résulte, des citoyens européens décident de déployer des bateaux. Je vois des liens très forts entre les formes de solidarité sur terre et sur mer. Ceux qui ont imposé le contrôle des frontières de l’espace européen utilisent le terme de integrated border management, la «gestion intégrée des frontières» : il ne suffit pas de contrôler la limite de la frontière territoriale, il faut contrôler avant, sur et après la frontière. La violence du contrôle s’exerce sur toute la trajectoire des migrants. De la même manière, les pratiques de solidarité, plus ou moins politisées, s’exercent sur l’ensemble de leur trajectoire. On pourrait imaginer une «solidarité intégrée», qui n’est pas chapeautée par une organisation mais qui de fait opère, petit bout par petit bout, sur les trajectoires.

C.D.B. : Même s’il n’y a pas les mêmes moyens que ceux développés par les Etats, pas d’organisation formelle, il existe des liens et des échanges d’informations entre les citoyens de La Roya et les guides de montagne, ceux de La Roya en France et de Vintimille en Italie, ou entre Vintimille et Côme.

C.H. : Le conflit de mobilité qui se joue en Méditerranée oppose le mouvement des migrants aux politiques des Etats. Or, ces dernières années, on a vu des acteurs surprenants s’immiscer dans ce face-à-face. A l’instar de l’European Community Shipowners’ Associations (ECSA), une émanation de la marine marchande. A partir de 2014, et surtout après l’arrêt de Mare Nostrum, faute de moyens, les garde-côtes font appel à des navires commerciaux qui croisent dans la zone. A l’époque de l’afflux syrien, les bateaux sont des embarcations en bois, chargées parfois de 900 personnes. Le moment du secours est extrêmement dangereux. Malgré la bonne volonté des capitaines de la marine marchande, c’est une situation explosive. Le 31 mars 2015, l’ECSA dit redouter, dans une lettre, des «pertes humaines catastrophiques».Les 12 et 18 avril, cette prédiction ne se réalise pas une, mais deux fois : deux naufrages font respectivement plus de 400 morts et plus de 800 morts. Il s’agit d’un chiffre caractéristique d’une zone de guerre, dénonce Médecins sans frontières, tout en annonçant le déploiement de bateaux de secours.

Quel parallèle peut-on établir avec la montagne ?

C.D.B. : Les chiffres ne sont pas les mêmes. On n’aura jamais 900 personnes traversant ensemble le col de l’Echelle, nécessitant d’être secourues par des guides. Mais la lettre des GSF fait écho à ce message de la marine marchande. Dès que la frontière sud-alpine a été fermée, il y a eu des morts, à Vintimille, dans le tunnel ferroviaire, dans des chemins escarpés, à Côme. Les logiques sont les mêmes, on parle de «frontières violentes», décrites par le géographe Reece Jones.

Comment réagissent les gouvernements face à ces solidarités ?

C.H. : De Calais aux Alpes, à la Méditerranée et au Sahara, lorsque les Etats essaient d’imposer le contrôle des frontières, cela s’accompagne de la tentative de neutraliser la solidarité. On l’a vu en mer, avec la criminalisation des ONG depuis 2016, mais aussi avec les procès contre des acteurs qui aident des migrants depuis des années, à l’instar de Zerai, un prêtre érythréen qui relaie, depuis quinze ans, les SOS des migrants en détresse. Quand il reçoit un appel, il prévient les gardes-côtes. En 2015, il est nominé par le prix Nobel de la paix. En 2017, une enquête est ouverte contre lui.

C.D.B. : Cette criminalisation du geste solidaire par l’Union européenne va de pair avec les politiques d’externalisation. Repousser les contrôles toujours plus loin permet que les gens ne voient pas. On contrôle les frontières au Niger pour que les migrants n’arrivent pas en Europe bien sûr, mais aussi car, quand les gens ne voient pas, ils ne savent pas, donc ils ne se solidarisent pas. Faire des «hot spots» en Afrique, comme le souhaite Macron, c’est dans cette logique. Si on ne voit pas, on ne se mobilise pas.

La mer et la montagne sont des espaces ambivalents. Lieux de loisirs, mais aussi extrêmes dont la fréquentation nécessite savoir et prudence. Ce sont aussi des espaces ouverts et difficiles à «fermer», qui échappent donc, en théorie, au contrôle et à la violence institutionnelle…

C.H. : La mer est à la fois une barrière et le médium même du mouvement. Mais le fait qu’elle devienne frontière ou moyen de locomotion n’a rien de naturel. Il y a un géopouvoir intrinsèque à chaque environnement. Les Etats européens pensent utiliser le géopouvoir de la mer pour la transformer en frontière infranchissable. Les politiques d’exclusion ne permettent pas aux migrants d’accéder aux avions ni à des moyens de navigation légaux et sûrs. Si on pense à l’histoire de la navigation, il n’y a aucune raison que des gens meurent en mer aujourd’hui. Au XIXe siècle, naviguer était dangereux, plus aujourd’hui !

C.D.B. : C’est la même chose dans les Alpes. On a inauguré, en 2016, l’AlpTransit, le tunnel ferroviaire le plus long du monde, qui permet de rallier Zurich au départ de Milan en trois heures et demie. Au XIXe siècle, passer les cols, c’était comme traverser la Méditerranée, on pouvait mourir en chemin. Pour les géographes critiques, la frontière naturelle n’existe pas. Toute frontière est politique et sociale. Le barrage alpin, cette verticalité, peut devenir un lieu de passage, de contact, de rencontre, d’échange entre le nord et le sud des Alpes, ou un mur, un lieu infranchissable. Cela fait quelques années que l’on a politisé l’espace méditerranéen, qu’il est devenu une barrière pour certains. Les Alpes sont dans ce même processus depuis la fermeture du passage de Vintimille à partir de 2011, puis plus récemment de celui de la vallée d’Aoste, du col du Brenner et de Côme, en 2016.