Cisco, le plombier de l’Internet en quête des bons tuyaux

L’entreprise, qui fut la plus riche au monde en 2000, doit se réinventer pour continuer à prospérer dans un monde dominé par les Gafa.

 

C’est une page qui se tourne dans l’histoire de la tech. Lundi 11 décembre, John Chambers a assisté pour la dernière fois à l’assemblée générale des actionnaires de Cisco en tant que président du conseil d’administration. Vingt-quatre ans après son entrée au « board », le patron du géant américain des réseaux n’a pas brigué de nouveau mandat. C’est  l’actuel directeur général, Chuck Robbins , qui a été nommé « chairman ».

Ce jour est à marquer d’une pierre blanche dans la Silicon Valley et il ne serait pas impossible qu’on érige une statue en son honneur dans les rues de San Jose, la ville qui abrite le siège de Cisco. Moins célèbre que Steve Jobs ou que Bill Gates, John Chambers est en effet, à 68 ans, à ranger dans  la catégorie de ces patrons visionnaires qui ont marqué de leur empreinte l’industrie des nouvelles technologies et l’économie en général. L’explosion d’Internet, l’émergence des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) et la richesse de nos vies hyperconnectées, c’est un peu grâce à (ou à cause de) lui.

A la tête de Cisco de 1995 à 2015, il a fait de l’entreprise californienne le véritable « plombier de l’Internet », sans lequel les réseaux du monde entier ne pourraient pas communiquer entre eux. Le groupe a fait fortune en vendant des routeurs et des commutateurs (aussi appelés « switches »), ces équipements qui permettent de faire transiter les données entre plusieurs machines, sur différentes plates-formes. En vingt ans, le chiffre d’affaires est passé de 1,2 milliard à près de 50 milliards de dollars. En pleine bulle Internet, en mars 2000, Cisco a même raflé à Microsoft le titre de première capitalisation boursière au monde, avec une valorisation de 550 milliards de dollars.

Depuis, la bulle a explosé – « la crue du siècle », selon John Chambers. Mais Cisco continue d’être une entreprise qui compte dans la tech. A Wall Street, le groupe pèse près de 190 milliards de dollars, soit davantage qu’IBM et presque autant qu’Oracle, deux autres « historiques » ; mais moins que les Gafa.

De l’art d’être incontournable

La longévité du groupe de San Jose s’explique par sa capacité à se rendre indispensable. Sous la houlette de John Chambers, la société a su prendre les bons virages stratégiques, dont celui de rentrer sur le marché des « switches » à la fin des années 1990, tout en multipliant les rachats d’entreprises. L’ancien patron de Cisco ne compte pas moins de 170 acquisitions à son actif. « John Chambers était passé maître dans l’art de faire des deals. Il arrivait toujours au bon moment, que ce soit au niveau de l’avènement de la technologie mais aussi de la valorisation de la cible », commente Benoît Flamant, gérant chez Finaltis.

Cette frénésie de transactions s’accompagne aussi d’une diversification tous azimuts. A la fin des années 2000, confronté à la baisse des dépenses des entreprises, Cisco décide de se lancer dans une trentaine de nouveaux marchés, avec un succès limité. Son incursion vers le grand public, par exemple avec le lancement de sa caméra connectée Flip, se soldera par un flop. Cisco finira aussi par revendre en 2015 un fabricant de box, acheté dix ans plus tôt, avec une moins-value de 6 milliards de dollars ! Habitué aux taux de croissance à deux chiffres, le groupe est désormais en perte de vitesse. Il voit son chiffre d’affaires stagner, voire baisser. A l’issue de l’exercice 2016-2017 (clos le 31 juillet), les revenus ont diminué de 2,5 %, à 48 milliards de dollars. Les marges restent importantes et le cash-flow abondant. Mais Cisco évolue désormais sur des marchés matures, où émergent de nouveaux concurrents comme le chinois Huawei ou le californien Arista. La société continue de séduire Wall Street, en distribuant de généreux dividendes et en multipliant les rachats d’actions. Reste à savoir pour combien de temps.

La révolution à l’oeuvre dans la tech, avec l’avènement du « cloud computing », pousse de toute façon Cisco à se réinventer. Et dans ce contexte, le départ de John Chambers, qui a façonné l’entreprise depuis vingt ans, n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. « Cisco est une icône des années 1990 et 2000, quand la technologie était reine.

Aujourd’hui, ce sont le logiciel et les services qui ont de la valeur », explique Benoît Flamant.

Avec le succès du « cloud », ce n’est plus seulement la puissance informatique qui est logée dans le « nuage », le réseau lui aussi tend à se dématérialiser.  Les champions du « cloud  » que sont Amazon, Microsoft et Google, auxquels de plus en plus d’entreprises font confiance pour externaliser leur informatique, n’ont plus besoin des solutions bout en bout d’un équipementier comme Cisco. Ils s’adressent à des spécialistes pour satisfaire des besoins précis. En outre, le logiciel prend désormais une place centrale dans la construction et la gestion des réseaux Internet.

Evolution permanente

Chuck Robbins est bien conscient de la transformation en cours. Depuis deux ans, le nouveau patron a entamé la lente transition du « hardware » vers le « software » et les services. Ceux-ci représentent environ 30 % du chiffre d’affaires aujourd’hui. L’ambition est de les porter à 50 % en 2020. Le modèle économique doit lui aussi évoluer pour passer d’un système de paiement de produits et de licences, à celui de l’abonnement, en vogue dans le monde « cloud ».

Ce mouvement n’a rien d’évident. Il implique une évolution profonde de la culture d’entreprise. Pas simple pour une société de 70.000 salariés comme Cisco. Cela passe aussi, malheureusement, par une réduction des effectifs, comme en témoignent les multiples plans sociaux annoncés depuis 2012. La transformation a également un coût en termes de croissance. Cet été, la société a dévoilé des objectifs très prudents, avec une progression des revenus de 1 à 3 % par an pour les cinq prochaines années. Malgré les bouleversements, Cisco ne veut pas voir le « cloud computing » comme une menace, au contraire. Il tente de s’adapter en proposant davantage d’équipements sur mesure, notamment pour les géants du Web, qui conçoivent leurs propres infrastructures. Il scelle des partenariats avec eux, comme celui noué avec Google récemment, afin de rester présent dans les environnements des uns et des autres.

Cisco parie en outre sur la complexité croissante des réseaux. Le boom de l’Internet des objets est une chance, selon lui. « Avec le tout connecté, le réseau devient de plus en plus pertinent. L’opportunité de le rendre plus intelligent et plus sécurisé constitue le futur de Cisco dans les cinq ou sept prochaines années », prédit Chuck Robbins,  dans une interview aux « Echos » . Il tente ainsi de se positionner sur les segments d’avenir comme la voiture autonome. Il a scellé une alliance en ce sens avec l’équipementier français Valeo.

Comme son patron légendaire, Cisco ne manque pas de projets. Il sait surtout que l’immobilisme est la plus sûre façon de se faire dépasser. « Aujourd’hui, soit tu bouges, soit on te bouge », rappelait John Chambers,  en juin, lors du Salon Vivatech . L’équipementier a les moyens de ses ambitions. Il détient environ 70 milliards de dollars en cash, dont plus de 60 milliards à l’étranger, et pourrait être l’un des grands bénéficiaires de la réforme fiscale en passe d’être votée par l’administration Trump. Cela lui permettrait de rapatrier les fonds à moindres frais. Restera à en faire bon usage.