Contraintes géographiques, aménagement du territoire et développement local

Depuis les indépendances, la République démocratique du Congo (RDC) a connu bien des vicissitudes, en particulier au cours de la «  décennie du chaos » qui s’ouvre avec les pillages urbains de 1993 et qu’entreferme la fin des guerres civiles. Durant cette période, il s’est trouvé des Cassandre pour prédire l’éclatement de la RDC. Celui-ci n’a pourtant pas eu lieu. Cela ne signifie-t-il pas qu’il existe une conscience nationale suffisamment forte pour surmonter les épreuves et les divisions ? Je pose comme hypothèse que cette conscience a été forgée par la géographie autant que par l’histoire, et que le territoire est partie prenante, à part entière, aux processus de développement.

Un État hydrographique

Le territoire national se confond avec le bassin du fleuve Congo. Lors de la création en 1885 de l’État indépendant du Congo, premier des avatars onomastiques de la RDC, les négociateurs européens réunis à la Conférence de Berlin sollicitèrent la nature pour lui donner un fondement rationnel, garant de sa légitimité. La raison hydrographique lui donna ses contours. Certes la RDC ne couvre pas la totalité du bassin, mais ses 2 345 409 km2 y sont inclus en totalité : magnifique exemple d’« État hydrographique ». L’image d’un territoire fusionnant avec le bassin du plus puissant fleuve d’Afrique contribue à n’en pas douter à la construction d’une identité nationale. L’école apprend le territoire ; sur les cahiers d’écolier, l’image du Congo aux contours ciselés s’incruste dans les esprits. Les livres  scolaires magnifient « Le Congo, mon beau pays ». Le fleuve s’empare de l’imaginaire, qu’il s’agisse des prouesses des pêcheurs Wagenia, ou les promesses d’Inga dont la méga-centrale pourrait illuminer toute l’Afrique. La publicité, les médias, participent de l’imprégnation iconographique. Mobutu était passé maître dans l’art d’exalter le territoire. Trois fois par jour le générique du journal télévisé de l’Office zaïrois de radiodiffusion et de télévision (OZRT) s’ouvrait sur l’évocation du soleil qui « se lève avec éclat chaque matin  et se couche le soir aux horizons du grand et majestueux fleuve Zaïre  »… Cette mise en scène du territoire, tout comme la mise en stade des équipes sportives, participe, aux côtés de l’histoire, de l’alchimie identitaire, contribuant à nourrir une mémoire collective, un sentiment national placé sous le signe du Léopard.

Les images, tout comme les expériences partagées, quotidiennes ou traumatiques, alimentent un inconscient collectif, forgent un destin commun. L’adhésion au territoire se nourrit de mots, de métaphores, d’incantations. Combien de publications n’évoquent-t-elles pas, depuis des décennies, ce « scandale géographique » qui avait ébloui le géologue Cornet, ces « richesses potentielles » dont « regorge » le plus grand pays d’Afrique subsaharienne ! Cela soulève cette question lancinante : si le Congo est si bien doté par la nature, s’il est potentiellement si riche, pourquoi se situe-t-il si bas sur l’échelle de l’IDH ?

Les représentations et l’aménagement du territoire entretiennent de subtils rapports dialectiques. Pour répondre au double défi de l’immensité du pays et des ruptures qui fractionnent  le plus beau réseau africain de voies navigables, les colonisateurs avaient élaboré le fameux  modèle fluvio-ferroviaire. La « voie nationale », achevée en 1928, en est le parangon. Elle demeure très prégnante dans l’imaginaire congolais, comme un symbole nostalgique de l’unité territoriale. Le vieux scénario d’un prolongement de la voie ferrée d’Ilebo à Kinshasa, prolongement qui rendrait possible un transport sans rupture de charge des minerais du Katanga jusqu’au port de Matadi, est brusquement ressorti des cartons à l’occasion de la signature en 2007 du protocole sino-congolais. Les représentations territoriales s’inscrivent dans la longue durée.

Forêts, savanes, hautes terres : écodéveloppement

La configuration territoriale de la RDC associe schématiquement trois grands environnements. La forêt dense humide constitue un milieu fermé, à très faibles densités de population. Les peuples de la forêt vivent d’une agriculture sur brûlis ou, pour les Pygmées, de prélèvements directs sur l’écosystème. J’ai qualifié cette Afrique d’« Afrique des paniers », par opposition à l’« Afrique des greniers » caractéristique des pays de savane, parce que le portage des femmes est la pierre angulaire du système de production. Les cultures de base, banane plantain, manioc, ne font pas l’objet d’une longue conservation à la différence des céréales. De là résulte qu’il n’y a pas de réserve alimentaire dans les villages, si ce n’est quelques sacs d’arachides ou de graines de courge. Il n’y a par suite ni gestion stratégique du futur, ni pouvoir gestionnaire, ni possibilité de prélever un tribut comme ce fut le cas chez les producteurs de céréales. L’absence de provision dans ces villages sans grenier ne prédispose pas à la prévision. Rien d’étonnant donc que les sociétés forestières, de type acéphale, n’aient pas connu d’État avant la colonisation.

Les pays de savane sont trop différents. Herbacées, arbustives ou arborées, les savanes constituent des milieux ouverts. Alors que les forêts privent de perspectives, les savanes s’ouvrent sur de vastes horizons, appellent l’échange sur de longues distances, élargissent les échelles des pouvoirs possibles. Là se sont épanouis jadis ces « Royaumes des savanes », ainsi fort justement qualifiés par Jan Vansina : royaume de Kongo, empire Luba et Lunda au sud du massif forestier, royaumes Mangbetu et Zande au nord. Ces formations politiques ont favorisé une accumulation démographique contrastant avec le faible peuplement des forêts.

Les hautes terres de l’Est enfin participent des problématiques extrêmement complexes de la région des Grands Lacs. Les Mwami y perpétuent des formes d’autorité héritées des royaumes inter-lacustres. Les conditions environnementales très favorables du fait de l’altitude, tant pour les hommes que pour le bétail, se sont traduites par une accumulation démographique exceptionnelle sous les latitudes équatoriales. Revers de la médaille, la question foncière se pose dramatiquement, engendrant tensions et violences pour l’accès à une terre devenue rare, objet de toutes les convoitises et cause profonde des massacres, guerres et conflits qui affligent depuis vingt ans les régions transfrontalières situées aux confins orientaux de la RDC. Les aptitudes et les contraintes différenciées de ces grands types de milieux, qu’il faudrait naturellement affirmer pour en saisir les singularités locales, constituent autant de paramètres à intégrer dans les actions de développement.

L’absence de centralité géographique

Une des caractéristiques fondamentales du territoire de la RDC réside dans son absence de centralité géographique. Les espaces forestiers qui en occupent le centre n’ont jamais exercé d’effet de polarité. Bien au contraire, les difficultés de circulation en font un espace répulsif. La convergence des eaux dans la « cuvette » ne s’est pas accompagnée de celle des hommes. De vastes interfluves sont saisonnièrement inondés, confinant la vie de relation. Quelques pistes existent bien sur le papier de cartes anciennes, mais aucune route praticable en toute saison ne traverse le massif forestier.

Alors que le centre géographique n’est central que du point de vue topologique, les véritables centres de peuplement et d’activité se situent en périphérie. La vision de prospective de l’Office des routes, conforme à ce dispositif, privilégie des « Ring » au nom programmatique : les routes contournent les espaces forestiers. Cette donnée fondamentale de l’espace congolais pèse fortement sur ses politiques économiques et territoriales.

Les périphéries : des espaces centrifuges sous tension

Dans les espaces  périphériques, l’État est à la fois trop lointain pour être considéré comme utile, et trop proche quand la bureaucratie est vécue comme tracasserie et entrave aux dynamiques locales. Mal reliés à la capitale et mal connectés entre eux, ces espaces des contours entretiennent en revanche des relations souvent étroites avec les pays voisins.

La capitale elle-même se trouve en position excentrée. Tête de pont de la navigation sur le Congo, elle dépend de la liaison avec Matadi, son ouverture sur l’Atlantique. Or le Chemin de fer Matadi-Kinshasa (CFMK), achevé dès 1898, ne répond plus depuis des décennies aux exigences d’un transport ferroviaire moderne. Le trafic s’est largement reporté sur la route. Au pire moment des années de chaos, celle-ci était, elle aussi, devenue difficilement praticable, menaçant Kinshasa d’asphyxie. La débâcle de l’État se traduisait  concrètement par l’embolie du système de circulation.

Au nord et à l’ouest, l’essentiel des échanges s’effectuent avec la RCA et la République du Congo. Leurs hinterlands peu peuplés en limitent le volume mais une contrebande très active (café, diamant) tire profit du différentiel monétaire entre le franc CFA convertible et le franc congolais. Les réseaux du commerce informel s’appuient sur les solidarités entre populations apparentées (Ngbandi, Yakoma). Les connivences transfrontalières facilitent l’imbrication d’activités économiques et parfois militaires, comme en 2002-2003 lorsque le MLC est intervenu dans le conflit centrafricain.

Au nord-est, les vastes aires protégées, Réserves de Bomu et Parc national de Garamba notamment, constituent de véritables no man’s land. Autour  du triple point frontalier RDC/Soudan du Sud/Ouganda, la quasi-absence de contrôle territorial facilite les déplacements transfrontaliers de rebelles armés, en particulier ceux de la Lord’s Resistance Army (LRA), entretenant l’insécurité dans ces bouts du monde abandonnés à eux-mêmes.

Au sud, la localisation des sites diamantifères, tant au Congo qu’en Angola, a créé une véritable « frontière grise ». Les « chasseurs de diamant » se mêlent à quelques représentants des pouvoirs publics qui gèrent à leur façon des confins incertains. Les « creuseurs » transgressent, souvent sans le savoir, une frontière non matérialisée ou pénètrent clandestinement chez le voisin avec la complicité de réseaux locaux. Leur situation irrégulière les désigne périodiquement comme boucs émissaires, ce qui fut le cas en 2008. L’état déplorable  des infrastructures routières réduit les possibilités de contrôle des marges du territoire au sud du Bandundu et du Kasaï-Occidental.

Le Katanga : entre enclavement et mondialisation

Le Katanga fut le symbole de la difficile construction de l’unité nationale au lendemain de l’indépendance. La province minière a toujours eu une identité « à part ». Le « Comité spécial du Katanga », créé en 1900, bénéficiait d’un statut dérogatoire. Dès sa création en 1906, l’Union minière du Haut-Katanga, a eu comme principal souci de rompre l’enclavement pour exporter le cuivre et les autres minerais extraits de son sous-sol. Aujourd’hui comme hier, le Katanga se situe au cœur d’une géopolitique régionale des transports. La diversification des voies d’accès aux ports maritimes a pour objectif de réduire la dépendance vis-à-vis de l’Afrique du Sud, notamment du port de Durban, principale mais lointaine porte d’entrée et de sortie de la province.

Le Katanga connaît une croissance exceptionnelle depuis quelques années avec une production dépassant de loin celle de la Gécamines dans ses meilleures années. L’industrie minière pourrait sans aucun doute rapporter beaucoup plus à l’État avec un meilleur recouvrement fiscal et des pratiques plus transparentes que celles qu’évoque par exemple le film de Thierry Michel Katanga Business tourné en 2009. Mais quelles que soient les améliorations à apporter aux contrats et à la valorisation industrielle et marchande de la production, le transport restera le grand défi stratégique de la province.

Les espaces frontaliers de l’Est : un horizon d’incertitudes

Exposées de plein fouet aux craquements de la région des Grands Lacs, les frontières de la RDC cumulent tous les facteurs de conflit. La première relève de la démographie. Les hautes terres du Nord et du Sud-Kivu servent depuis longtemps de déversoir au trop-plein démographique du Rwanda, source de violences récurrentes entre « autochtones » et « Banyarwanda ». Le cataclysme rwandais de 1994 a eu pour conséquence de précipiter le Kivu dans la première « guerre africaine continentale ». Il n’est pas totalement sorti du cycle des violences politico-ethniques comme en attestent les récents massacres perpétrés par les ADF-Nalu à Beni, la difficile application des programmes DDR concernant les miliciens de l’ex M23 ou les retards dans le règlement de la question des FDLR. L’insécurité entrave le développement d’une région qui dispose pourtant de nombreux atouts.

La rébellion de 1998 a confirmé l’étroitesse des liens entre les populations rwandophones installées de part et d’autre de la frontière. L’économie de prédation mise en place à la faveur de la guerre a fait de Kigali une plaque tournante du commerce international de colombo-tantalite et de cassitérite. La production de chantiers d’extraction où travaillent des dizaines de milliers de creuseurs prend le chemin du Rwanda, via les villes frontalières du Kivu, par portage à dos d’homme et avions petits porteurs à défaut de routes carrossables. Les comptoirs d’achat font basculer la production minière informelle vers les circuits formels de l’économie mondiale.

Les régions minières de l’Est de la RDC fonctionnent ainsi comme des enclaves. Elles sont plus proches des pays de l’East African Community que de la lointaine capitale congolaise, accessible seulement par avion. Les échanges extérieurs par voie de terre restent entièrement tributaires des réseaux est-africains, corridor nord via le Kenya, corridor sud via la Tanzanie. Atteindre Kisangani à partir d’une ville de l’Est du Congo relève encore de l’aventure. Toutefois, l’ancienne organisation tripolaire de l’espace congolais, Kinshasa-Lubumbashi-Kisangani, pourrait retrouver sa pertinence, à condition que Kisangani redevienne le relais entre la navigation sur le fleuve Congo et un réseau routier desservant les périphéries orientales.

Espaces vides, espaces pleins

La répartition du peuplement, à l’image du modèle centre-périphérie, oppose espaces vides ou très faiblement peuplés (cuvette centrale et plateaux du sud-est) et espace pleins, voire trop pleins, dans les périphéries. Ces contrastes de densité ne sont pas sans affecter la localisation des infrastructures. La planification territoriale requiert une bonne connaissance de la distribution spatiale de la population. Or la cartographie démographique de la RDC, indigente, se résume à peu de choses près aux travaux de Léon de Saint Moulin. Ceux-ci sont précieux mais ils reposent largement sur des extrapolations de données anciennes, le dernier recensement général de la population datant de 1984, soit plus de 30 ans. Aucune économie moderne ne peut se dispenser d’une connaissance actualisée de sa population, de sa dynamique comme de sa répartition géographique. Avec un taux de croissance annuel estimé à près  de 3% par an (un des plus élevés au monde) et une population extrêmement jeune (45% de moins de 15 ans) la RDC bénéficie d’un « dividende démographique » susceptible d’accélérer sa croissance économique, à condition que les jeunes puissent être intégrés dans le marché du travail. Les mobilités, en particulier les migrations vers les villes, modifient en permanence la distribution spatiale des hommes. L’importance de ces changements, dans le temps comme dans l’espace, rend hautement souhaitable l’organisation d’un recensement scientifique de la population.

Le territoire et les défis du transport

Une croissance économique inclusive et durable de la RDC n’est envisageable que si le territoire, défait par des années de délabrement des infrastructures, se reconstruit au service d’une économie nationale recentrée. Ce n’est pas un hasard si parmi les chantiers prioritaires du président de 2006, les infrastructures de communication figuraient en première ligne. Leur réhabilitation est en effet la condition sine qua non de la relance économique et de la restauration de l’État. Il y a quelques années j’avais résumé l’équation en mettant en miroir l’état des routes et la déroute de l’État.

L’aménagement du territoire

Au-delà de la formule, réside la conviction que la route – plus généralement l’ensemble des infrastructures de transport – doit être la priorité absolue des politiques de développement. La RDC a dramatiquement négligé ses infrastructures. Les offices publics, ONATRA, SNCC, Office des routes, RVN, RVA, etc. ont tous failli à leurs missions. Faute d’avoir pu les réformer, les réhabilitations successives conduites notamment sous l’égide de la Banque mondiale n’ont pas eu plus d’effet qu’un cautère sur une jambe de bois. Avant l’effondrement des années de chaos, le Zaïre ne comptait que 2400  km de routes asphaltées, soit seulement 1 km pour 1000  km2, ratio le plus faible de tous les États africains. Certes, les routes en terre ou renforcées en latérite atteignent un total beaucoup plus important. Mais du réseau global de 180 000 km légué par la colonisation quelle part est encore praticable ? Le manque d’entretien, la fin du « cantonnage », le non respect des barrières de pluies, l’augmentation de la charge à l’essieu des camions, ont eu raison d’un réseau fragilisé aussi bien par l’environnement équatorial que par les comportements inappropriés des hommes.

L’appropriation des notions de maintenance, de provision pour investissement impliquant une projection dans le futur constitutive de la culture capitaliste ne progresse que lentement, bien que l’urbanisation accélère les changements d’habitudes. Or la question des infrastructures est vitale pour la croissance économique. Les carences de l’entretien et la vétusté des équipements ont été le talon d’Achille de l’économie congolaise depuis des décennies.

L’impératif premier du développement est de recoudre un tissu spatial déchiré. C’est le grand défi de l’aménagement du territoire, au service d’une croissance inclusive corrigeant les inégalités territoriales au nom d’une solidarité de la nation. On parle aujourd’hui de « justice spéciale » pour souligner que la répartition des fruits de la croissance n’a pas seulement un objectif social mais aussi territorial. Cela rappelle les débats qui animèrent la République démocratique du Congo sur ses fonds baptismaux. L’opposition entre fédéralistes et unitaristes recouvrait des divergences d’intérêt entre provinces riches et pauvres. Bas-Congo et Katanga d’un côté, provinces de l’intérieur se reconnaissant dans Lumumba de l’autre côté. Si la décentralisation inscrite dans la constitution de 2006 tarde à se mettre en place, n’est-ce pas parce qu’elle se trouve confrontée à des problèmes de même nature ? Elle bute sur la question du partage, de la fiscalité, de la péréquation, sur la difficulté en somme à définir la nature de l’État.

La RDC est moins confrontée à un problème de production que de moyens de transport pour l’écouler. Dans le domaine de l’agriculture le principal facteur limitant n’est ni la terre, abondante sauf dans l’extrême-est, ni le travail, mais la difficulté d’accès au marché. Il en résulte une sous-production agricole, conséquence de la mauvaise articulation ville-campagne, car les paysans ne sont pas incités à produire des surplus s’ils n’ont pas la possibilité de les vendre. La croissance mesurée en termes macro-économique risque d’être illusoire ou temporaire si elle repose exclusivement sur l’exportation de matières premières. L’exploitation des ressources minières participe d’une économie d’enclave, toujours fragile car dépendante des marchés extérieurs. La croissance inclusive, si elle  a un sens, suppose la primauté du marché intérieur sur une exportation aléatoire fragilisée par la volatilité des cours des matières premières. Le développement du marché intérieur présuppose l’existence d’infrastructures d’échanges. Le transport est ainsi à la fois la condition d’une économie d’exportation, et celle d’un développement inclusif vers l’ensemble du territoire national.

Les échelles du développement

La croissance économique est généralement appréhendée à l’échelle nationale : celle des agrégats qui donnent la mesure du PIB. Mais cette approche quantitative permet au mieux de classer, de comparer ; elle n’explique pas. Elle ignore les effets d’échelle et les interférences d’une échelle à l’autre. Or, du lieu singulier au monde global, le développement dépend de l’échelle de l’activité humaine. Il ne peut être inclusif sans être multiscalaire.

 L’échelle locale, trop souvent négligée, n’en est pas moins fondamentale, au sens premier de « fondement » de la vie sociale, animée par les services sociaux de base, santé et éducation. L’articulation ville-campagne joue à cette échelle un rôle décisif dans les processus de développement endogène permettant de sortir du contexte de sous-production. La réhabilitation des routes de desserte agricole en est la condition première. Les campagnes trouvent rarement en elles-mêmes les ressorts de la croissance : la demande urbaine en est  le déclencheur. Les petites villes remplissent ainsi une fonction irremplaçable dans les dynamiques locales ; elles catalysent les changements sociétaux, économiques et culturels en valorisant les initiatives bottom up et les échanges de proximité.

L’échelle provinciale, polémique parce que brouillée par la question politiquement sensible de la décentralisation, n’en est pas moins stratégique dans un État de la dimension d’un sous-continent. On perd souvent de vue que  les provinces congolaises actuelles sont plus étendues que la plupart des États européens. Il n’empêche, le spectre fantasmé d’une « balkanisation » jadis attribuée à la malignité des anciennes puissances coloniales, ré-émerge périodiquement. Il est vrai que les 25 futures provinces ressemblent à s’y méprendre à celles de la première République, dévaluées en « provincettes » par leurs détracteurs. Les parentés entre la constitution de Luluabourg de 1964 et celle de 2006 donneraient plutôt à penser que la logique des découpages territoriaux transcende, dans ses invariants, les prises de position partisanes et conjoncturelles.

La gestion d’un territoire aussi vaste que celui de la RDC impose des relais entre le pouvoir central et l’échelon local. Déconcentration ou décentralisation, la question de l’autonomie de décision et celle, toujours délicate, de la maîtrise des recettes fiscales reste ouverte. Toutefois, indépendamment des options institutionnelles, il existe de nombreux acteurs valorisant cette échelle intermédiaire. La croissance des villes en témoigne. Les plus importantes d’entre elles constituent des « pôles de croissance» au sens de l’économiste François Perroux. La carte des villes congolaises -schématisée par l’anneau urbain – se confond largement avec celle des espaces de croissance économique.

L’échelle nationale est par définition au cœur de l’aménagement du territoire, prérogative régalienne exprimant la souveraineté de l’État. Le Bureau d’études d’aménagement et d’urbanisme a publié en 2004 un « Schéma national d’aménagement du territoire », schéma reprenant les grandes lignes d’une étude réalisée en 1982. Sa réévaluation en cours dans le cadre de l’Étude nationale prospective « Congo 2035» devrait actualiser son architecture sans remettre en cause ses deux piliers principaux, les villes et la circulation. En reconstruisant son territoire, défait par les années d’impéritie gouvernementale et de guerre civile, la RDC recrée les conditions nécessaires – bien que non suffisantes – pour un développement inclusif et durable dans une dynamique de nation building.

L’échelle régionale, ou « sous-régionale », élargit le cadre de la géopolitique congolaise. Avec sa triple appartenance à la CEEAC, à la SADC et au COMESA, la RDC entend valoriser sa position centrale en Afrique. Des frontières partagées avec neuf États militent en faveur de la coopération et/ ou de l’intégration régionale. L’exportation des minerais du Katanga domine depuis plus d’un siècle l’économie et la politique d’un pays qui n’a cessé de rechercher les moyens de limiter le handicap de l’enclavement de ses régions productives. Si la philosophie politique de la « voie nationale » est à nouveau d’actualité, elle doit composer aujourd’hui avec les logiques de la mondialisation libérale.

La rationalité économique semblerait devoir privilégier le chemin de fer de Benguela comme exutoire principale du Katanga. À condition toutefois  que la réhabilitation de la voie ferrée, effective à ce jour jusqu’à Huambo, soit prolongée jusqu’à la frontière congolaise. Rien n’est sûr car les projets ferroviaires angolais marquent le pas tandis que le projet congolais Lubumbashi-Matadi est toujours en lice. Le débat reste ouvert entre logique économique d’intégration régionale et logique politique nationale.

Autre incertitude, et autre serpent de mer : le double corridor reliant le pool à l’Atlantique, de Kinshasa à Matadi et Banana, de Brazzaville à Pointe-Noire, avec à la clé un pont entre les deux Congo. L’option d’un pont situé en amont, à hauteur de Maluku, a été retenue, couplée avec une Zone économique spéciale et un hub ferroviaire. S’il se réalise, le pont sera, sur les plans économique et symbolique, un événement considérable. Là encore, les deux logiques, régionale et nationale, restent en balance, les jeux étant loin d’être faits.

L’échelle mondiale enfin, outre le fait qu’elle exerce une influence dominante sur l’économie nationale car ce sont des acteurs mondiaux qui déterminent les prix des produits d’exportation, se présente aujourd’hui sous les traits de l’écologie planétaire. Grâce à l’importance de sa forêt, la deuxième du monde tropical, la RDC représente un enjeu mondial majeur dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. La « déforestation évitée », les Paiements pour services environnementaux (PSE), et les mécanismes REDD, (Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation) érigent la forêt en bien mondial, en puits de carbone, et plus prosaïquement en nouvelle rente. L’interférence des enjeux écologiques mondiaux avec les pratiques des populations locales et avec leurs aspirations au développement crée des situations d’une grande complexité. Plus encore depuis que des convoitises mondiales ajoutent la menace du landgrabbing sur l’avenir des forêts, qu’il s’agisse de déplacements de fonds de pension américains ou  d’acquisition de terres par des pays asiatiques en recherche de sécurité alimentaire. Entre capital agro-foncier et capital forestier valorisé par la lutte contre le réchauffement climatique, les pressions extérieures contradictoires de groupes financiers et d’ONG internationales appelleront nécessairement des arbitrages de l’État.

Heure des lions, heure des choix

L’émergence est le maître-mot d’une Afrique qui a renoué, globalement, avec la croissance. MacKinsey Institute annonce l’arrivée de « l’heure des lions » enrichissant un bestiaire du développement jusqu’alors illustré par les tigres asiatiques. La RDC aspire à rejoindre le club des pays émergents, s’imaginant volontiers comme le Brésil de l’Afrique. Il serait toutefois hasardeux de fixer des échéances. Elle se trouve pour l’instant à l’heure des choix. La croissance remarquable de ces dernières années repose principalement sur les secteurs miniers, mais ce modèle économique a montré ses limites et sa vulnérabilité. Une croissance moins dépendante des marchés extérieurs et compatible avec le développement durable appelle une rupture avec un système rentier exclusif et par conséquent une diversification de l’économie.

Les secteurs d’activité, quels qu’ils soient, incluent une dimension spatiale. C’est pourquoi l’aménagement de l’espace, indispensable à la circulation des produits, des hommes, des idées, est consubstantiel à un développement inclusif. Selon l’étude de la Banque mondiale « Résilience d’un géant africain », parue en 2012, la RDC « fait face à ce qui est probablement le défi d’infrastructure le plus grand et le plus redoutable que puisse subir un pays sur le continent africain ». On  ne peut mieux conclure qu’en martelant l’absolue priorité des infrastructures de transport et communication, condition première pour une croissance durable et une restauration des fondements territoriaux de l’État. Le diagnostic est facile à établir ; le passage à l’acte, impliquant des choix politiques et une gouvernance efficace, autrement difficile à accomplir. C’est le défi du Congo de demain.