Dans la tête d’un radicalisé

Face aux profils inédits des nouveaux combattants de l’islam, les outils psys sont déphasés. Le psychanalyste Fethi Benslama forge le concept de «psychomachie», état d’exception subjective alliant violence et geste épique. Pouvant mener jusqu’au sacrifice

L’appel lancé par les autorités aux psychologues et psychiatres pour contribuer à la lutte contre la radicalisation et le terrorisme est devenu pressant. Les «psys» sont habitués à intervenir du côté des victimes du terrorisme, les voici convoqués sur le versant de la menace. Il s’agit d’un changement qui porte à conséquence dans ce qui constitue désormais un service public de fait : la sécurité psychique de la population où ces professionnels doivent affronter collectivement, au-delà des réactions défensives légitimes ou excessives, des questions pratiques et théoriques, déontologiques et juridiques, d’autant que certains d’entre eux sont déjà impliqués dans des expériences en rapport avec la radicalisation et le terrorisme.

Mission.

L’appel des autorités suppose que les psys disposent d’un savoir en mesure de remplir cette nouvelle mission, or, c’est loin d’être évident, si l’on veut bien être attentif à un ensemble de problèmes, dont je n’évoquerai ici que le plus fondamental à mes yeux. Il est relatif à la compréhension du phénomène psychique de la radicalisation actuelle et des ressorts subjectifs du terrorisme islamiste qui présentent des points communs avec d’autres types d’extrémismes idéologiques, mais surtout des différences et des spécificités marquantes. Nous disposons de beaucoup de descriptions des signes de radicalisation et des basculements dans la violence, mais si décrire est une étape nécessaire, comprendre est une tout autre affaire. L’une des difficultés réside dans le fait que les savoirs psys sont confrontés à un phénomène dont deux caractéristiques lui sont devenues obscures : l’émergence de sujets belliqueux ennemis de leur communauté de naissance (natio), et la dimension religieuse massive dans cette belligérance. La communauté de naissance contre laquelle l’hostilité est dirigée peut être celle du pays, de l’Etat ou de la confession. Car, ne l’oublions pas, si le terrorisme islamiste tue des musulmans, c’est parce qu’il les considère comme des semblants de musulmans, dont il est impératif de nettoyer la communauté. A l’abri d’une longue période de paix civile et d’une sécularisation étendue, la psychopathologie et la psychiatrie sont déphasées devant cette combinaison. Il faut reconnaître que face à ce sujet belliqueux local-global et autosacralisé, le savoir rencontre un inédit qui ne peut être appréhendé par un surcroît d’études selon les mêmes matrices théoriques, mais par un changement de ratio.

Logique. 

Le savoir en question est fondé sur l’expérience de la maladie et de la souffrance psychiques d’où il tire ses paradigmes. Or, l’état de celui qui se radicalise ou devient terroriste est lié à une autre logique. Des troubles psychiques peuvent être associés à la radicalisation et au terrorisme, mais cela ne signifie pas nécessairement relation causale. Toutefois, on ne peut affirmer que ces troubles ne contribuent pas à la radicalisation, si l’on songe que cette conduite peut être empruntée par des adolescents comme un traitement de leurs difficultés. Il ne faut pas écarter non plus que des troubles de la personnalité, du type psychopathique, jouent un rôle moteur, puisque 60 % des terroristes ont un passé de délinquant. Cependant, toutes les études montrent que les troubles mentaux n’interviennent dans la violence sur autrui que dans 3 % à 5 % des cas. Néanmoins, des recherches comparant les personnes souffrant de troubles psychiques à la population générale indiquent que la prévalence des actes violents chez les premiers est plus élevée (le rapport de la Haute Autorité de Santé, HAS, 2011).

Ainsi, chaque fois, nous sommes amenés à dire «oui mais» ou «oui et non», et l’on pourrait continuer longtemps avec ces affirmations, qui montrent que le paradigme de la maladie psychique achoppe face à la violence idéaliste ou à son risque et qu’il devient, non pas faux, mais incertain. Troubles psychiques et radicalisation ou terrorisme se croisent ici ou là dans tels cas mais pas dans d’autres, sans se confondre en général. La raison en est que la réalité psychique humaine ne peut être comprise selon un modèle unique, quelles que soient ses subtilités, parce qu’elle est fondamentalement équivoque et mouvante dans le temps et selon les situations. Si nous considérons le cas du rêveur, il est à la fois fou et pas fou. Et il existe d’autres états où règne une incertitude comparable.

Confusion. 

Dans la guerre ou au cours des révolutions (je l’ai constaté en Tunisie, en 2011), le normal et le pathologique tendent à se renverser et à se rapprocher, parfois jusqu’à la confusion. Ainsi voit-on des personnes souffrant de troubles psychiques graves, soulagées, se conduire avec discernement et des personnes normales commettre des actes fous. Il ne s’agit pas donc d’une mauvaise utilisation des outils psys, mais de leur insuffisance ou de leur obsolescence face à des sujets qui ont fait un saut épique à travers lequel, croyant trouver leur cause, ils deviennent les acteurs d’un combat héroïque à la fois passé et présent, immémorial et actuel. Chez beaucoup de radicalisés que j’ai rencontrés ou dont j’ai étudié les cas à travers des supervisions et des dossiers judiciaires, le phénomène épique me paraît être l’élément central qui déjoue les catégories psychologiques habituelles. Je propose d’appeler l’état consécutif au saut épique : psychomachie. Le terme grec mákhê, qui désigne le «combat», qualifie ici une réalité psychique envahie par une excitation qui cherche à se satisfaire dans la lutte, la fraternité belliqueuse, la fureur et le sacrifice, l’agonie pour la cause lorsqu’il s’agit de cas extrêmes, mais elle peut se limiter à des manifestations discursives et de parade. Elle peut aussi donner lieu à des applications froides et systématiques où la cruauté s’est affranchie de l’identification au semblable. La psychomachie est un état d’exception subjective où les repères habituels sont subvertis, où le jugement de l’observateur est confronté à des oscillations exténuantes entre le vrai et le faux, le normal et l’anormal, l’hypermoral et l’immoral, etc. A l’inverse, le sujet psychomachique, lui, n’a cure de ces contradictions, l’offre émotionnelle épique et le récit qu’il a adoptés lui permettent d’en découdre avec les oppositions et les incohérences, de transformer ses failles en saillies. A la psychomachie, on arrive par plusieurs chemins et sans disposition particulière, c’est la raison pour laquelle il n’y a pas de profil spécifique à la radicalisation et au terrorisme, même si, examinant les traces du passé, on peut identifier la raison d’une orientation ou d’un choix. Ce n’est pas parce que la lecture du passé nous donne l’illusion rétrospective d’un déterminisme que l’on peut prédire les destins psychomachiques et leurs multiples issues, y compris dans les cas favorables, quand la violence est convertible.

La formation de la niche anthropologique qui a donné lieu dans le monde musulman à l’épidémie psychomachique est bien lisible aujourd’hui. Avant les années 70, le phénomène est sporadique ; après, prolifèrent les surmusulmans (1) qui se consacrent corps et âme au combat au nom de l’islam. La possibilité d’Al-Qaeda ou de Daech est une conséquence et non la cause. Celle-ci procède de la bulle religieuse prosélyte et hostile que l’Arabie Saoudite a créée en investissant des milliards pour établir son hégémonie. Mais la bulle va éclater et les groupes qui ont bénéficié du financement vont échapper au contrôle. Le résultat n’est pas celui qui était escompté, il aboutit à la dérégulation de la religion musulmane, à l’ébranlement de l’autorité dogmatique, à la diffusion d’une foi soutenue par une théologie simpliste de la guerre. L’Afghanistan sera son école d’application, d’où sortira l’universalisation du jihadisme. Le changement axial de la modernité, le contexte géopolitique de guerres militaires et civiles, les déracinements, l’explosion démographique ont précarisé des masses considérables, notamment de jeunes. Beaucoup d’entre eux trouvent dans la figure du combattant de l’islam le moyen de résister à la mélancolisation de leur existence, et à en sortir par l’issue de secours de la gloire. La psychomachie est la traduction subjective de cette condition historique. C’est ainsi que «la chair à jihad» est devenue abondante.

Discernement collectif. 

La psychomachie n’est pas spécifique au jihadisme, nous pouvons sans doute la retrouver ailleurs, sous certaines conditions sociales et historiques. Elle est communicative en situation d’affaiblissement des idéaux politiques, lorsqu’à défaut d’offre épique positive s’ouvre la voie des héros négatifs aux vulnérables qui veulent être vaillants, en retournant leur rage contre leur natio, au nom d’une justice identitaire qu’ils considèrent comme faisant défaut. Il est du reste prévisible que les psychomachies impulsées par les demandes de justice identitaire vont se multiplier dans le monde avec leurs corollaires de menaces sur la paix civile. Où commence la tâche des psys par rapport à la réponse politique et sécuritaire ? Un travail de discernement collectif est nécessaire, afin de circonscrire les conditions de leurs interventions et ses limites, dont on peut prévoir qu’elles concerneraient d’abord les formes transitoires de la psychomachie chez les mineurs et les jeunes majeurs encore dans le passage adolescent.