Dans «les Animaux malades de la peste», qui est le lion ?

Un enseignant de français en Seine-Saint-Denis s’interroge : dans les circonstances actuelles, «qui est le plus coupable de nous», qui se «sacrifie pour la guérison commune» ?

«Un mal qui répand la terreur,Mal que le ciel en sa fureurInventa pour punir les crimes de la terre,La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,Faisait aux animaux la guerre.»

A l’heure où les claviers crépitent et les poumons s’enflamment, il nous faut, enseignants, tant bien que mal travailler à distance pour maintenir la précieuse «continuité pédagogique», et ce en dépit des fractures (sociales, sociales, mais aussi sociales) qui la rendent souvent aussi vaine que symbolique. L’éducation est moins en marche de guerre qu’en rang d’oignons dispersés, et la cuisine qu’on nous sert, et qu’en bons commis coupables-consciencieux nous sommes nombreux à servir, a un triste goût de réchauffé et de résilience.

Etant de l’espèce des coupables-consciencieux, très largement majoritaire dans la communauté pédagogique – n’en déplaise à la porte-parole du gouvernement -, je ne démérite pas : une pincée de cours audio par-ci, quelques grains de quiz interactifs par-là, une bonne rasade de fiches de lecture, et je flambe le tout à l’ENT (espace numérique de travail).

Une fois mon chef-d’œuvre culinaire déposé sur les paliers, et après de trop nombreux coups de sonnettes (mails, messages, appels) à des portes qui n’en ont pas toujours, je me retire tout en courbettes comme le ferait un livreur Deliveroo en ces temps de distanciation sociale, et j’espère, dans le secret de mon confinement, que les papilles de mes élèves s’en délecteront sans réserve.

Mais voilà, surprise : beaucoup d’entre eux ont une cuisine qui leur sert aussi de table de travail, une table de travail qui fait office de table de travail à leurs frères et sœurs, et des frères et sœurs qui sont eux-mêmes source de travail pour que leurs parents puissent continuer à travailler (car oui, dans les quartiers populaires, forcément, peu de cadres), quand ces derniers ne tombent pas malades au travail. Dans ces conditions, mon risotto sur la poésie a déjà un goût d’indigestion.

Ce sentiment lucide d’échec et de frustration ne m’empêche pas, comme l’immense majorité de mes collègues, de rester aux fourneaux : je farfouille dans mon bon vieux livre jauni de «recettes de desserts poétiques en temps de crise», qui pourrait être un mauvais tract LREM par son seul titre, et je tombe sur cette incontournable fable de La Fontaine : les Animaux malades de la peste. Peu d’envie d’abord, un brin de lassitude : déjà mille fois cuisinée, un peu salée et tristoune pour débuter un repas dans ce contexte, pas certain d’avoir tous les ingrédients sous la main. Mais je relis pourtant ces vers :

«Le lion tint conseil, et dit : mes chers amis,

Je crois que le ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune ;

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux,

Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents

On fait de pareils dévouements»

«C’est qui, le lion ?» Cette question, souvent posée par l’élève un poil plus malicieux ou éveillé que les autres dès la première lecture, je l’imagine qui résonne dans la cuisine vide, circonstances schizophréniques obligent, ou plutôt je m’imagine, forcément emballé par cette accélération inattendue vers le fond politique de la fable, ne pas vouloir y répondre d’emblée. Je rebondis par une question, en bon gymnaste de la pédagogie imaginaire : «Qui est le plus coupable de nous» qui se «sacrifie pour la guérison commune» ? Forcément, ça s’emballe d’un coup, les couverts s’entrechoquent, et on entend presque plus mes vieilles casseroles tinter : «Ben ma sœur ! elle est infirmière à l’hôpital Delafontaine !» ; «ma mère qui y fait les ménages» ; «ma cousine qui bosse au Franprix de Saint-Ouen» ; «mon père, il va encore sur le gros chantier de La Plaine»… Alors, et alors seulement peut-être sera-t-il temps de reformuler la question, en jetant un de ces regards peu subtil et appuyé dont les enseignants ont le secret à l’élève un poil plus malicieux ou éveillé que les autres dès la première lecture. «Qui est le plus coupable d’entre nous ?»

Pierre Mathieu enseignant de Français de Lycée en Seine Saint-Denis.