De Beers, les Millennials et les femmes

Son monopole sur le marché du diamant a duré près d’un siècle, mais n’a pas été éternel. Le groupe doit s’adapter à l’évolution des moeurs et de la consommation.

Il aura fallu vingt ans de travaux d’exploration et un bon milliard de dollars. Inauguré en 2016, Gahcho Kué est le dernier-né des sites miniers de De Beers. La plus grande mine de diamants au monde construite depuis 2003 gîte aux confins du Grand Nord canadien, non loin du cercle polaire arctique. Il y fait souvent – 40 degrés celsius, voire moins. Gahcho Kué n’est accessible que  par avion ou par une route de glace quelques semaines par an. Mais pour le premier producteur mondial de diamants, l’investissement s’imposait : 54 millions de carats pourront être extraits des entrailles gelées au cours des treize années de vie de la mine.

Grâce à cette nouvelle manne tirée des Territoires du Nord-Ouest, De Beers va aussi reprendre entre 3% et 5% du marché mondial du diamant. Un marché qu’il a dominé pendant près d’un siècle avant de perdre progressivement des parts depuis la fin des années 1980, contraint par des actions en justice pour pratiques anti-monopolistiques et concurrencé par de nouveaux entrants. Aujourd’hui, De Beers, filiale depuis 2012 du géant minier Anglo American, n’en croque plus que 35%, juste devant le russe Alrosa. Mais pendant des dizaines d’années, le producteur a incarné l’industrie du diamant à lui seul.

Fondé à la fin du XIXème siècle pour surfer sur la ruée vers les diamants initiée avec la découverte de riches gisements en Afrique du sud, De Beers a méticuleusement façonné un monopole qui lui a permis de dicter les prix des pierres brutes, notamment en gérant de gigantesques réserves. Avec en soutien incontestable, l’un des slogans publicitaires les plus emblématiques de l’histoire, « un diamant est éternel », qui a fait de ce minéral le symbole de l’amour, un incontournable des mariages des Etats-Unis au Japon. Des années durant, De Beers a ainsi promu la gemme à travers le monde pour l’ensemble du secteur.

« Un diamant est éternel » (1981)

Après plus de 50 ans d’existence, le « slogan du siècle » – désigné ainsi par le magazine spécialisé Ad Age en 1999 -, qui a contribué à multiplier par 100 les ventes du groupe, a été officiellement rangé dans les tiroirs il y a un an. Fini pour De Beers la promotion générique qui a profité amplement à ses concurrents. Le producteur a choisi de mettre l’accent sur ses propres marques, De Beers Diamond Jewellers créée en 2001 et Forevermark en 2008. « De Beers représente environ un tiers de l’offre en valeur. Il ne veut plus dépenser tout un budget uniquement pour une catégorie de produits », confirme le directeur de la communication commerciale du groupe David Johnson.

Une demande au point mort

Fin août, De Beers a annoncé qu’il allait gonfler son budget marketing de 20% cette année et y consacrer plus de 140 millions de dollars : il n’avait pas autant investi depuis 2008. L’objectif est clairement affiché, il faut séduire davantage de consommateurs dans les trois plus grands marchés pour les bijoux en diamants : les Etats-Unis – premier pays acheteur incontesté -, la Chine et l’Inde. Si l’Amérique du Nord, terre de prédilection de la bague de fiançailles sertie de diamant(s) reste un marché en expansion, l’appétit des deux géants asiatiques n’est plus ce qu’il était. En Chine, la lutte anti-corruption a rendu les amateurs de produits de luxe prudents tandis que la brusque démonétisation des gros billets en Inde, pays où l’or et les diamants s’achètent en majorité en cash, a crispé les habitudes.

Au final,  la demande mondiale de diamants stagne . En 2016, elle a progressé de 0,3% pour atteindre 80 milliards de dollars, selon un rapport commandé par De Beers. Stephen Lussier, le puissant patron du marketing se veut rassurant : « cette hausse des dépenses va[les] aider à stimuler la demande à la fois dans les marchés matures et en développement ». Ce, « particulièrement auprès des Millennials, qui sont déjà le groupe de consommateurs le plus important alors que cette génération n’a pas encore atteint sa pleine capacité financière ».

Les Millennials.  C’est là un des grands défis de De Beers. Ces jeunes devenus adultes au tournant du XXIème siècle sont au coeur des préoccupations de l’industrie du diamant. L’obsession est récente. La Génération Y est restée longtemps (trop, selon les observateurs) négligée par le secteur. Or, ils s’avèrent plus difficiles à convaincre que leurs aînés les baby-boomers. « Les Millennials utilisent des canaux différents, font leurs propres recherches », reconnaît David Johnson. Ils ne voient pas non plus les diamants de la même façon, plus facilement attirés par les portables, les accessoires de mode ou les voyages que par les pierres précieuses. En Occident, ils gagnent aussi moins bien leur vie que leurs parents au même âge. Surtout, ils ne s’engagent plus si vite, plus si tôt. Le mariage n’est plus une priorité.

Au-delà du mariage

De Beers devait dès lors changer de stratégie. Le message de fond reste le même, assure la direction, mais l’horizon s’élargit : le diamant demeure un symbole d’amour et d’engagement, mais plus seulement par le mariage… Désormais, « les diamants sont parfaits pour marquer les grands événements de la vie », explique David Johnson. Au sein de la liste de projets pilotes établie par Bruce Cleaver, le patron de De Beers  arrivé en 2016 à la tête du groupe, certains s’adressent plus directement à la sensibilité de la génération Y aux problèmes environnementaux et à la responsabilisation des entreprises. Le producteur entend, par exemple, neutraliser les émissions carbone de ses mines d’ici à dix ans.

Une manière également de répondre à la montée en puissance des pierres synthétiques. Des diamants créés de toutes pièces en laboratoire, impossibles à différencier à l’oeil nu, qui grappillent doucement des parts de marché. Ils représentent actuellement 2% de l’offre en volume, mais le chiffre pourrait grimper à 10% d’ici à 2030, estime la banque Citigroup. De Beers minimise la menace, jugeant qu’on ne peut comparer un synthétique fabriqué en quelques semaines à une pierre façonnée il y a des milliards d’années. Les analystes sont plus circonspects. « Ces diamants vont bouleverser le secteur car il y a une clientèle qui adhérera au prix, à la technologie et/ou à une approche perçue comme soucieuse de l’environnement », prévenait l’analyste spécialiste Paul Zimnisky dans une note en janvier.

Enfin, De Beers veut s’attaquer à une autre cible de choix : les femmes, dont l’émancipation économique et sociale leur permet désormais de s’acheter des diamants pour elles-mêmes. La tendance est forte, révèle De Beers dans un rapport, « Diamond Insight Report », paru il y a quelques jours. Plus d’un quart des bijoux féminins en diamants achetés en 2016 dans chacun des quatre principaux pays consommateurs (qui représentent plus de 18 milliards de dollars), a été acquis pour soi.

« Le sens même des diamants est peut-être en train de connaître son changement le plus important depuis des décennies », admet Bruce Cleaver dans le rapport. S’adapter à la transformation profonde des moeurs, continuer de grandir en Chine et en Inde, conquérir les Millennials, capter les femmes indépendantes… De Beers devra réussir ses multiples paris pour continuer à engranger des bénéfices dans les années à venir.

Malmenée par la récente crise des matières premières, sa maison-mère Anglo American y compte bien : les diamants sont une source de profits majeure pour le groupe minier coté à la Bourse de Londres et de Johannesburg. En 2016, le résultat de De Beers a atteint 667 millions de dollars, le deuxième poste le plus lucratif chez Anglo American après le charbon.