Denis Mukwege, libre penseur

Le célèbre médecin est, depuis le 21 octobre, le nouveau récipiendaire du prix Sakharov pour la liberté de penser attribué par le Parlement européen. Juste récompense pour celui qui a consacré sa vie à rendre aux femmes congolaises violées leur féminité massacrée.

La renommée de Denis Mukwege, 59 ans, a franchi depuis longtemps les frontières de la République démocratique du Congo. Bien que n’étant pas, comme le dit un proverbe biblique, « prophète en son pays », il est l’une des consciences du monde, un homme dont la parole n’est pas vaine. L’année dernière, alors qu’il se trouvait à Paris pour recevoir le Prix 2013 de la Fondation Chirac, le médecin s’interrogeait sur l’indifférence de la communauté internationale sur le calvaire des femmes congolaises dont les vagins, chosifiés, ont été détruits par des violeurs d’une cruauté inimaginable. Il disait : « Comment est-il possible que le monde ne réagisse pas davantage à ce qui représente un déni d’humanité ? Comment est-il pensable que les acquis de la civilisation reculent à ce point et qu’on reste inertes ? Plus de 500 000 femmes ont été violées au Congo depuis 1996 avec cruauté et barbarie. Souvent de façon planifiée, organisée, mise en scène. Car il s’agit bien d’une stratégie, d’une arme de guerre. Et celle-ci est d’une efficacité redoutable. Quand comprendra-t-on donc l’horreur de ce qui se passe ? Et quand cessera-t-on de confondre le viol avec un rapport sexuel non souhaité ? Faut-il avoir croisé, comme je le fais tous les jours à l’hôpital, le regard éteint des victimes ? Le viol est une destruction ! »  Réparer des vagins détruits n’était sans doute pas ce à quoi aspirait Denis Mukwege. Né en 1955 à Bukavu, capitale du Sud-Kivu, formé à l’Athénée royal, puis à l’Institut Bwindi de sa ville natale où il décroche son diplôme de fin d’études secondaires en 1974, il s’inscrit d’abord à la faculté polytechnique au campus universitaire de Kinshasa, avant de changer de cap, deux ans plus tard, pour aller étudier la médecine au Burundi. C’est en 1983 qu’il revient au Zaïre et commence sa carrière à l’hôpital de Lemera. Mais il n’y reste pas longtemps. Mukwege obtient en 1984 une bourse d’études pour préparer une thèse en pédiatrie, avant de décider de se spécialiser en gynécologie à l’université d’Angers, en France. Cinq ans après, le jeune gynécologue, retrouve l’hôpital de Lemera, où il est nommé médecin directeur. Le médecin de brousse crée par ailleurs une école d’accoucheuses. Et 1996 arrive. Les armées ougandaise et rwandaise envahissent le Zaïre à travers l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre (AFDL) de Laurent-Désiré Kabila. A Lemera, comme dans toute la partie orientale du pays, c’est la désolation. L’hôpital est saccagé, des malades et des soignants sont tués. Mukwege en réchappe. Un miracle ! Et il gagne, traumatisé, Nairobi, pour sauver sa tête. Mais il revient à Bukavu. « J’ai créé une petite maternité dispensant des soins obstétriques à l’intention des femmes venant du Sud de la province.  En 1997, lors de la deuxième guerre, les Rwandais ont tout pillé et détruit et j’ai rouvert en 1999 », racontera-t-il plus tard à sa biographe, la journaliste belge Colette Braeckman. Et là, c’est le choc : « J’ai alors découvert que les femmes qui se présentaient n’étaient pas des cas de césariennes : beaucoup d’entre elles, après avoir été violées, avaient reçu des coups de feu dans les parties génitales. Il ne s’agissait pas de cas isolés : dès la première année, 45 cas se sont présentés. En 2000, Human Rights Watch a publié sa première enquête, assurant que la guerre se menait désormais sur le corps des femmes. Par la suite, cette présomption s’est vérifiée. Il est apparu que chaque groupe armé avait sa propre stratégie de terreur : d’après les lésions présentées par les femmes, on pouvait savoir d’où elles venaient, qui les avait attaquées. Les unes qui portaient des brûlures sur l’appareil génital venaient de Hombo, d’autres, blessées par balles ou ligotées, venaient de Lwinja… » Face à cette terrible réalité, la destruction volontaire et organisée des organes génitaux féminins, Denis Mukwege, qui vient de fonder un hôpital à Panzi, un quartier de Bukavu, grâce à un soutien d’une organisation caritative suédoise, prend la résolution de se battre, avec ses armes de médecin et sa liberté d’expression. C’est pourquoi il va à Addis Abeba, en Ethiopie, dans un hôpital spécialisé dans la réparation des fistules. « Je me suis formé, puis fait venir à Bukavu des spécialistes éthiopiens. Avec des équipes américaines, nous avons appris à reconstruire la vessie détruite, nous avons travaillé avec des urologues », dira-t-il plus tard. C’est le début d’un engagement sans faille pour défendre une cause ignorée, minimisée, alors qu’il s’agit d’une véritable tragédie humaine.  Chaque fois qu’il en a l’occasion, le gynécologue de Bukavu dénonce l’impunité dont jouissent les violeurs et ceux qui les protègent. Et il ne mâche pas ses mots : « Tous ceux qui commettent de tels actes doivent savoir qu’il n’y aura pas d’impunité. Les violeurs doivent cesser de circuler librement, ou même d’être promus au sein de l’armée… » Il ajoute : «Au nom de la paix, de la réconciliation, on a voulu mettre tout le monde ensemble, sans opérer de tri parmi les combattants. Voilà dix ans, on mettait une arme entre les mains d’un jeune enfant en lui disant qu’avec cela il allait pouvoir se débrouiller. Aujourd’hui que cet ancien soldat est intégré dans l’armée, que va-t-il faire s’il n’est pas payé ? On a accepté l’impunité pour le prix de la paix, mais les femmes sont les victimes de ces choix, et la paix n’est pas là non plus. » Ce franc parler dérange beaucoup de monde dans un pays où le déni de la réalité est monnaie courante. Mukwege ne se fait pas beaucoup d’amis. Est-ce pour cela qu’il échappe, en octobre 2012, à ce qui ressemble à une tentative d’assassinat ? Toujours est-il que le gynécologue s’exile quelques mois en Belgique.  Nullement prophète en son pays, c’est principalement à l’étranger qu’il est écouté, y compris à la tribune des Nations unies. Mais son travail n’est pas de tout repos et les occasions de désespérer de l’homme, de tout, ne manquent pas. Il persévère pourtant, contre vents et marées. Lorsqu’il a appris la nouvelle de l’attribution du prix Sakharov à sa personne, Denis Mukwege a déclaré : « Si ce prix peut catalyser l’avènement d’une paix durable à l’Est de la RDC et contribuer à mettre fin à la tragédie des femmes congolaises et des femmes en situation de conflit armé en général, nous serons ravis. Mais la situation sécuritaire ne fait que se dégrader dans les provinces de l’est. Il y a urgence à agir ! Ce prix n’aura de signification que si vous nous accompagnez sur le chemin de la paix, la justice et la démocratie. » Père de cinq enfants, pasteur pentecôtiste, Denis Mukwege recevra son prix en novembre. Il était pressenti comme lauréat du Prix Nobel de la paix cette année.

INFO BOX

Distinctions obtenues par Denis Mukwege:

  • L 2008 : Prix Olof Palme et prix des droits de l’homme de l’ONU
  • 2009 : Prix français des droits de l’homme, chevalier de la Légion d’honneur ; Africain de l’année
  • 2010 : Prix Van Goedart aux Pays-Bas
  • 2011 : Prix Jean-Rey ; prix du Roi-Baudouin ; prix de la ville d’Ypres ; German Media Prize
  • 2013 : Grand prix de la Fondation Chirac; prix Nobel alternatif
  • 2014 : Prix de la Fondation Clinton ; prix Right Livelihood ; Inamori Prize for Ethics (Japon et Etats-Unis) ; prix Primo Levi (Italie) ; peix Solidaris de l’hôpital Saint-Pierre de Bruxelles (Belgique) ; médaille de l’Académie royales des sciences d’outre-mer (Belgique).