Ecrire l’histoire de la philosophie n’a rien de neutre

Née au XIXe siècle, l’idée de faire de la Grèce le berceau de la discipline a ainsi longtemps légitimé la supériorité de l’Occident sur les autres sociétés. Aujourd’hui, il s’agit moins de dénoncer ces constructions idéologiques que d’en comprendre les mécanismes et les effets.

Faire l’histoire d’un savoir ne relève pas de la pure érudition. En prise directe sur la réalité sociale, l’histoire des savoirs a des effets sur la discipline dont elle reconstruit le passé et, bien souvent, elle obéit aussi à un agenda politique.

L’histoire de la philosophie en fournit une illustration remarquable. Elle émerge dans le paysage scientifique moderne en Allemagne, puis se diffuse dans l’Europe des Lumières. Autour de 1700, les savants de l’Allemagne protestante abandonnent le vieux modèle de la doxographie, un genre qui remontait à l’Antiquité et qui consistait à présenter les vies et les œuvres des philosophes sans présupposer de continuité historique entre elles. La nouvelle histoire écrite par les philosophes des Lumières narre l’avènement de la raison philosophique. Les philosophes du passé ont, certes, été les porte-parole de cette rationalité, mais le sujet dont on veut raconter l’histoire est désormais la philosophie elle-même.

Cette inscription de la philosophie dans l’histoire, qui participe d’un mouvement général d’historicisation des savoirs, modifie la pratique philosophique. Elle introduit de nouveaux problèmes en philosophie. Alors que la vérité est par définition invariante, Kant présente l’histoire de la philosophie comme un champ de bataille où s’opposent des opinions contradictoires, sans qu’il soit possible d’observer un progrès en direction d’une certitude scientifique. Ici pointe le spectre du relativisme, la bête noire des philosophes et de la science en général.

En racontant l’histoire de leur discipline, les philosophes ont ainsi modifié la pratique philosophique elle-même. Ils ont dû se saisir de l’historicité de leurs objets, la maîtriser d’une manière ou d’une autre. La solution de Hegel est bien connue. Selon lui, l’histoire de la philosophie n’est rien d’autre que le développement logique et nécessaire de l’esprit à travers les âges. Les contradictions qu’elle paraît déployer sont, en réalité, les phases dialectiques de la réalisation de l’esprit, un «esprit du monde» auquel Hegel nous enjoint de «croire».

La dimension politique de l’histoire de la philosophie a été beaucoup moins remarquée que ces aspects qui touchent le cœur de la philosophie elle-même. Elle est pourtant tout aussi importante, en particulier à l’âge moderne. Bien loin d’être une poussiéreuse pratique conservatoire, l’histoire de la philosophie a contribué à la fabrication de la modernité. Elle a profondément modifié les représentations savantes du monde.

A cet égard, l’un des aspects les plus significatifs est le tournant qu’elle prend autour de 1800. En 1750, l’histoire de la philosophie est cosmopolite, tournée vers le vaste monde. Voltaire est fasciné par la Chine. Le plus grand historien de la philosophie de l’Allemagne protestante, le pasteur Jacob Brucker, propose un tour du monde et un long voyage dans le temps. Il fait débuter son récit en Orient avant le Déluge, et il y inclut toutes les philosophies, du Japon aux Amériques. Au début du XIXe siècle, Hegel affirme par contre que l’histoire de la philosophie débute en Grèce, au VIe siècle avant J. -C., et qu’elle est par essence européenne. Cette opinion dominante dans l’histoire de la philosophie du XIXe siècle vient légitimer la supériorité de l’Occident sur les autres sociétés.

L’Europe apparaît dès lors comme le territoire prédestiné de la rationalisation des savoirs et de la société. Dans cette vision, seule l’Europe a donné naissance à des gouvernements représentatifs (ou à la démocratie), et seule l’Europe a connu la sécularisation. Dans les récits de nombreux historiens de la philosophie du XIXe siècle, seuls les peuples européens ont fait preuve d’un esprit rationnel en économie, en philosophie et en sciences, au point que l’historien de la philosophie Friedrich Ueberweg pense exprimer l’opinion commune, lorsqu’il affirme que «les peuples orientaux sont complètement dépourvus de la force intellectuelle qui permet un véritable travail scientifique».

Aujourd’hui, il s’agit moins de dénoncer de telles constructions comme idéologiques que de les étudier pour elles-mêmes, d’en comprendre les mécanismes, les motifs et les effets. La définition de la philosophie comme culture spécifique de l’Europe a notamment participé de deux processus déterminants pour la pensée contemporaine. Autour de 1780, avec la mode de l’histoire de la philosophie, la philosophie s’est durablement installée à l’université, alors qu’elle se pratiquait auparavant dans les académies, les cours et les salons. D’autre part, en faisant de l’Europe cultivée le territoire des rationalités modernes, les historiens de la philosophie ont distingué d’autres cultures. Ils ont alors envisagé l’Europe comme l’objet par excellence des savoirs théoriques, tandis que les autres sociétés formaient un vaste champ pour les savoirs empiriques, de la botanique à l’anthropologie.

Catherine König-Pralong, professeure d’histoire de la philosophie à l’université de Freiburg im Breisgau (Allemagne) est l’auteure de : la Colonie philosophique. Ecrire l’histoire de la philosophie aux XVIIIe -XIX e siècles, éditions de l’EHESS, Paris, 2019.