Edgar Morin face à Tariq Ramadan : et Dieu dans tout ça ?

Le philosophe et le théologien se retrouvent pour un deuxième livre d’entretiens. Après le voile et la laïcité, les voici qui échangent sur spiritualité et humanisme.

Edgar Morin et Tariq Ramadan avaient encore beaucoup de choses à se dire. A Marrakech, ils ont conversé ensemble, une nouvelle fois, pendant des heures avant de rassembler leurs entretiens dans un livre, l’Urgence et l’Essentiel (éd. Don Quichotte). Nul doute que le premier va se prendre une belle volée de bois verts (se faire traiter d’«idiot utile», par exemple, c’est déjà arrivé il y a trois ans dans les mêmes circonstances) tant le second, ostracisé et suspecté de favoriser l’islam politique (voire pire après les attentats de 2015, ce qui est injustifié) est devenu infréquentable. Il faut rappeler que cela n’a pas été toujours le cas. Dans les années 90 – c’était juste avant les attentats du 11 Septembre et les débats houleux sur la loi contre le port du voile à l’école – le théologien musulman avait voix au chapitre dans le débat public.

Cet ostracisme-là importe peu à Edgar Morin. Le rejet de Tariq Ramadan l’a même encouragé à confronter ses idées à celles de l’une des références de l’islam en Europe. Car qu’il soit haï par ses adversaires (nombreux dans l’Hexagone où il peine de plus en plus à s’exprimer) ou adulé par ses fans (qui, bon an, mal an, se renouvellent), Tariq Ramadan est, d’une certaine manière, «incontournable».

Déjà, il y a trois ans, les deux intellectuels avaient publié un livre d’entretiens (Au péril des idées, Presses du Châtelet). Il y était question (entre autres) de laïcité, de droits des femmes, de voile… A en croire le philosophe Claude-Henry du Bord, l’arbitre des débats, qui met volontiers son grain de sel et agrémente les échanges avec sa connaissance de la théologie chrétienne, l’un et l’autre étaient restés sur leur faim à propos de Dieu, de la spiritualité, d’humanisme à renouveler.

Il fallait se revoir. «Les interlocuteurs, soyons francs, ne partagent pas les mêmes convictions, introduit Claude-Henry du Bord. Edgar Morin reste un agnostique assez mystique, un animal politique, conscient des dérives et des pièges que l’histoire nous tend […] ; Tariq Ramadan, homme de foi, comme moi, pétri de culture européenne, exégète et philosophe, pense le respect et la responsabilité comme consubstantiels à ce qui donne du sens, au même titre que le rapport au Divin et à sa loi, sans y être jamais subordonné.» Voilà le décor planté.

A dire vrai, Edgar Morin captive davantage que Tariq Ramadan. Question de sensibilité, sûrement. Mais pas seulement. N’ayant (surtout) pas de dogme (religieux ou politique d’ailleurs) à défendre, le philosophe est un penseur en liberté. Edgar Morin cite le poète espagnol Antonio Machado pour lequel le chemin se construit en marchant. Ainsi en est-il de la spiritualité : «Vous dites [il s’adresse à Tariq Ramadan, ndlr] que la spiritualité revient à donner un sens au monde, comme à ce que l’on a fait, je dirais plutôt que la spiritualité consiste à chercher un sens. Parce qu’une fois qu’on a donné un sens, il n’y a plus d’activité spirituelle, une fois que le militant a trouvé sa cause, il est sûr et tranquille ! La spiritualité est une permanente recherche de sens…»

Le plus important est donc de se mettre en mouvement, d’avancer, d’être dans le processus. Quitte à prendre des paris, à la manière de Blaise Pascal. «Pour moi, le pari est une notion universalisable et pas seulement pour la religion», plaide Edgar Morin. Ce que Tariq Ramadan réfute en tant que posture existentielle : «Ma spiritualité m’invite plutôt à agir et à considérer le résultat dans la confiance en Dieu et non comme un pari en soi.» En pariant, on accepte de se tromper, de rectifier ses choix… En déployant ses convictions, le philosophe pousse souvent le théologien musulman à se mettre sur la défensive. Non sans panache, d’ailleurs.

Le dialogue est aussi processus. En se confrontant l’un à l’autre, chacun affine ses conceptions. Edgar Morin est agnostique, affranchi de l’idée d’un Dieu créateur. Il n’en est pas moins un chercheur de transcendance. Cette quête-là est sans doute ce qui fascine le plus dans ces denses entretiens. Pour lui, c’est la vie elle-même qui est mystère. De la fin qui approche, il dit : «La mort en tant que mort conserve son impensabilité.» Et ajoute : «Je ne suis pas prêt mais je sais que cela peut arriver d’un moment à l’autre.» Le théologien répond : «Il ne peut y avoir d’humanité sans conscience, ni d’humanité sans conscience de la fin. Autrement dit, la fin de l’homme est consommée quand l’homme cesse de penser sa fin.»

Au-delà de leurs divergences, les deux intellectuels se retrouvent dans des combats communs. Surtout celui d’un impérieux renouvellement de l’humanisme. Ils tombent d’accord pour dire que nous traversons un moment de régression et de décadence. Edgar Morin le lie aux deux «barbaries» qui nous assaillent, l’une extérieure, celle de la violence d’une guerre mondiale larvée, et l’autre intérieure, la dictature du chiffre, du profit, de la déshumanisation qui aboutit à une déperdition de l’éthique, à l’oubli de la fraternité et de la solidarité… «Une question essentielle demeure : quelle est la nature de la “barbarie” qui gangrène l’Occident ? Est-ce transitoire, une phase vers une régénération possible, s’agit-il de la mort de cette civilisation ou seulement de la fin de sa domination ?» s’interroge, pour sa part, Tariq Ramadan. En tous les cas, il ne s’agit pas de renoncer. En cela, le livre ouvre des horizons d’espérance. Et Edgar Morin de rappeler : «C’est une folie de croire que le réel ne va pas bouger.»