Et si la terre et la paille revenaient dans le bâtiment ?

 Avec leur « Manifeste pour une frugalité heureuse », deux architectes et un ingénieur ont recueilli un nombre considérable de soutiens venus du monde entier. Ils espèrent pousser une construction moins technologique mais plus durable.

 

Ils ne s’attendaient pas à cela. Quand ils ont appelé leurs homologues à signer un «Manifeste pour la frugalité heureuse», les architectes Philippe Madec et Dominique Gauzin Müller et l’ingénieur Alain Bornarel ne pensaient pas recueillir 3 200 signatures venant de 42 pays et de tous les continents. Sans doute la preuve que leur interpellation arrive au bon moment. Fondé sur le constat de l’urgence climatique, leur texte rappelle les responsabilités des « professionnels du bâtiment et de l’aménagement du territoire », qui ne sont pas négligeables : « Leurs domaines d’action émettent 20 % des gaz à effet de serre pour les bâtiments, et près de 30 % avec les déplacements induits par les choix urbanistiques, telle la forte préférence pour la construction neuve plutôt que la réhabilitation. Choix qui suppriment, tous les dix ans, l’équivalent de la surface d’un département en terres agricoles. L’engagement collectif et individuel s’impose. »

« La terre crue sort du purgatoire »

Toutefois, face à ce diagnostic, il ne faut pas désespérer. « Nous savons nous passer de matériaux qui gaspillent les ressources, écrivent les auteurs du texte. La construction en bois, longtemps limitée aux maisons individuelles, est mise en œuvre à présent pour des équipements publics d’envergure et des habitations collectives de plus de 20 étages. Les isolants biosourcés, marginaux il y a peu, représentent près de 10% du marché et progressent de 10% chaque année. La terre crue, matière de nos patrimoines, sort du purgatoire dans lequel le XXe siècle l’avait plongée. Toutes ces avancées consolident le développement de filières et de savoir-faire locaux à l’échelle des territoires.» C’est donc une approche « low tech » qu’ils appellent à favoriser. « Cela ne signifie pas une absence de technologie, mais le recours en priorité à des techniques pertinentes, adaptées, non polluantes ni gaspilleuses, comme à des appareils faciles à réparer, à recycler et à réemployer. » Du bon sens en somme. Sur les 3 200 signataires, 1 100 sont des architectes, les autres se partageant entre les urbanistes, paysagistes, enseignants, intellectuels, philosophes, maîtres d’ouvrage, élus, personnalités et « pionniers de la transition écologique ». Et une palanquée d’organismes professionnels. « On a le sentiment que le peuple de l’écoresponsabilité se met à exister ensemble », remarque Philippe Madec. Qui souligne que, parmi les signataires, il y a « quelques communes rurales de combat », comme Langouet, en Ille-et-Vilaine.

« Formés à la construction paille »

De fait, le peuple en question existe déjà sur le terrain. Les réalisations « frugales » se multiplient en France, et pas qu’avec des cabanes. Salles de spectacles, écoles, habitations, crèches, bureaux, équipements publics commencent à faire nombre. «Mais nous avons besoin de donner de la visibilité à cette production», dit Alain Bournarel. Mais dans un contexte de redémarrage économique, avec une compétition entre métropoles qui pousse à la surenchère dans la construction d’immeubles super technologiques que les investisseurs adorent, le bâtiment frugal a-t-il une place ? Philippe Madec souligne que « dans les écoles d’architecture, aujourd’hui, la majorité des élèves sont nés au XXIe siècle. On n’a pas besoin de leur expliquer le développement durable et ça fait réfléchir les maîtres d’ouvrage. »

Jocelyn Gac, ingénieur et responsable de formation dans les centres d’apprentissage des Compagnons du devoir, fait le même constat : « sur 100 à 150 compagnons charpentiers qui sortent de nos centres chaque année, la moitié sont formés à la construction paille. Il se passe quelque chose. » Et sans doute quelque chose de plus vaste. Ainsi la terre crue figure-t-elle dans des projets ambitieux en taille. Si l’on se contente de fabrique des briques « et à poser une brique après l’autre, c’est assez cher », reconnaît Philippe Madec. Mais si l’on utilise la terre en la coulant comme du béton, « on utilise des savoir-faire que possèdent tous les ouvriers ». Il reste à trouver le bon composant pour accélérer la prise et se passer du ciment, très gourmand en carbone. Nul doute que cela va venir. « On sait que le sable va manquer, que le ciment est coûteux en carbone mais les “bétonneux” cherchent aussi, résume Valérie Flicoteux, vice-président du Conseil national de l’Ordre des architectes. La raréfaction de la ressource crée l’innovation.» Elle en est sûre : « nous sommes à un point de bascule et de saut technologique ».