Gouvernement : un test de vérité

L’actualité des prochains jours sera sans doute dominée par la formation du futur cabinet. Comme d’habitude, des noms des ministrables circulent déjà dans la ville haute, mais on fait moins cas dans les conversations des visions de développement durable à mettre en œuvre. À sa manière, cependant, la FEC a indiqué le cap, si l’on veut sortir l’économie du bourbier.

LA CONFIGURATION de la prochaine équipe gouvernementale est dans tous les viseurs. Dans les salons politiques, voire diplomatique, de Kinshasa, on se perd depuis en conjectures sur le nom du formateur du futur cabinet. On laisse entendre que son nom pourrait être dévoilé, fin mars ou début avril, sauf imprévu. La population, pour sa part, donne aussi de la voix, sous forme de censure, à propos de la formation du gouvernement, mettant ainsi le président de la République dans l’embarras du choix : qui doit faire partie de l’exécutif et pour quel objectif ? 

La Fédération des entreprises du Congo (FEC) s’était déjà positionnée en lanceur d’alerte, le 29 janvier dernier, lors de la traditionnelle cérémonie d’échange de vœux des membres de cette corporation. Albert Yuma Mulimbi, le président national, avait alors planté le décor : « C’est désormais à nos parlementaires que reviendra la responsabilité d’investir les gouvernements, aussi bien au plan national que provincial, qui auront l’importante responsabilité de mettre en œuvre la politique de la République. Aux uns et aux autres, je leur rappellerai que la population congolaise a bien entendu les promesses tenues pendant la campagne électorale. » 

Comme l’a si bien déclaré Albert Yuma, au nom de la FEC, la population attend désormais qu’ils concrétisent en « actions concrètes et tangibles dans leur vie quotidienne » les projets de société qui leur ont été imposés. C’est dire qu’aujourd’hui plus qu’avant, les élus n’ont plus le droit à l’erreur, tellement les Congolais se sont investis dans les élections de décembre dernier pour lancer un message fort en direction des politiques. Message qui met les élus face à leur responsabilité constitutionnelle de veiller à l’application des politiques pour lesquelles ils ont été élus.  Cette formule d’Albert Yuma résume tout : « Rassurez-nous de nous construire de la bonne politique, nous nous engageons à vous réaliser de la bonne économie. »

Traduction : la FEC se dit prête pour un partenariat « actif et engagé » avec le prochain gouvernement. Un partenariat « souvent exigeant, parfois critique », mais « toujours constructif », rappelle Yuma. Mieux, le patronat a déjà en poche des « propositions » à lui soumettre pour le développement du pays. En effet, soutient-on à la FEC, la situation a changé avec les élections et les perspectives sont désormais claires pour les cinq années à venir. 

Le président national de la FEC pense donc que la nouvelle ère politique qui s’ouvre, sera celle de la réalisation des politiques publiques et du développement des affaires dans le pays. Bref, la FEC perçoit l’année 2019 comme celle de la reprise économique.

Le b.a.-ba de la FEC

Albert Yuma se défend que les propositions de la FEC au futur gouvernement soient « un projet politique » ou de simples « vœux pieux ». C’est plutôt « la synthèse des convictions et propositions » des membres de la corporation sur « les priorités que le prochain gouvernement devrait absolument mettre en œuvre. Si l’on veut que le pays se mette sur l’orbite de l’émergence, il faudra alors le doter absolument de « l’armature nécessaire au développement économique des acteurs du secteur privé et des investisseurs ». 

En cette période post-électorale d’intenses spéculations sur l’avenir du pays, le b.a.-ba de la FEC a valeur de contribution, uniquement. La feuille de route, qui est loin d’être une parole d’évangile, demande à être enrichie dans le cadre du débat national, souligne le président national de la FEC. En effet, Albert Yuma est convaincu que sans « projet stratégique » et sans « volonté politique forte », la République démocratique du Congo sera condamnée à « vivre d’expédients et de la seule rente minière » qui la soutient comme la corde soutient le pendu. « Il n’y a pas d’autres solutions si nous souhaitons nous engager sur la voie de l’émergence », tranche dans le vif le président national de la FEC.

Vu sous l’angle de la FEC, la vision économique qui vaille pour le pays est toute tracée : pour s’engager sur la voie de l’émergence, la RDC devrait mettre en place « une politique des leviers et des secteurs économiques ». En guise de leviers, il s’agit de la fourniture d’énergie en quantité suffisante et à un prix compétitif, d’un réseau intégré de voies de transport et de communications, d’un environnement des affaires favorable au développement des acteurs économiques, et d’un appareil de formation technique et professionnelle à même de répondre aux besoins des activités économiques.

Par ailleurs, fait remarquer le président de la FEC, il est indispensable que l’État concentre son action sur les secteurs capables de répondre aux objectifs de création d’emplois, de création et redistribution locale de richesses et d’équilibre territorial, à savoir l’agriculture, la transition écologique et la diversification industrielle. Selon Albert Yuma, ces trois secteurs sont prioritaires, par leur capacité à créer de l’emploi, leur rôle redistributif local, et leur impact sur l’équilibre territorial et plus largement sur les grands équilibres macro-économiques de l’État par le recentrage de l’économie nationale sur l’écosystème national et mondial.

Le développement agricole

Depuis des décennies, la RDC importe des denrées alimentaires, pour plus de 1,5 milliard de dollars annuellement. Au vu de son potentiel en terres cultivables et arables, cet état des choses est un scandale mais surtout un risque économique et social pour le pays. Risque économique par cette propension de recourir aux importations en devises étrangères, et risque social en raison du phénomène d’exode rural et de concentration urbaine dans des conditions de vie souvent indignes pour des millions de Congolais sans perspectives d’avenir.

La FEC soutient que la politique de développement agricole doit privilégier nécessairement les conditions essentielles à l’essor de la production agricole : les voies de communication routières, les nœuds de concentration fluviaux ou ferrés, et la fourniture en énergie. Les conditions de développement de marchés locaux ou aires de commerce permettront la production locale, d’abord pour subvenir aux besoins des producteurs, ensuite pour profiter à toute une population environnante.

La gestion des zones de commerce devra être décentralisée, pour permettre la conservation et la vente de denrées avant leur achat local ou leur exportation vers les métropoles du pays. Ces lieux doivent également permettre la formation et la diffusion des intrants nécessaires à l’usage d’engrais afin d’améliorer la productivité des exploitations agricoles. De même, des facilités, comme l’assurance et le micro-crédit, devraient être accordées et promues pour cofinancer et garantir les acteurs locaux qui s’engageront dans une démarche d’offre de services. Bien évidemment, la réforme de la loi doit s’ensuivre pour favoriser l’émergence des entreprises agro-alimentaires.

Pour la FEC, la conception de la politique agricole, fondée sur le développement des aires de production agricoles locales, devra nécessairement être intégrée au développement des schémas directeurs des voies de transports et de communications et de l’énergie, avec pour objectif le maintien et le développement local des populations.

La transition écologique

La transition écologique suppose la gestion durable de la forêt. Or dans ce domaine, la RDC a une belle carte à défendre. 

En effet, la forêt tropicale de la RDC, environ 155 millions d’ha, représente 7 % à 11 % de l’ensemble des forêts tropicales du monde. Dans la vision de la FEC, la forêt congolaise devrait constituer autant un atout économique pour le pays qu’elle constitue un atout environnemental pour le monde. 

Cette forêt qui recouvre 67 % de la superficie du pays, est néanmoins particulièrement menacée par la déforestation liée à l’agriculture itinérante sur brulis (50 millions de m3 de bois coupés chaque année) et l’utilisation du bois comme énergie pour 80 % de la population. La forêt congolaise est aussi menacée par l’exploitation artisanale (semi-industrielle sans obligation) et industrielle du bois. 

Contrairement aux idées reçues, la FEC considère que les premières causes de la déforestation des Bassins du Congo sont « structurellement liées aux conséquences du retard de développement tant du tissu agricole que des infrastructures énergétiques et subsidiairement à un déficit de gouvernance et de contrôle sur l’exploitation industrielle et artisanale ».

Selon la FEC, un projet gouvernemental qui viserait à protéger la forêt tropicale congolaise doit être avant tout un « projet de transformation de l’agriculture extensive vers une agriculture intensive et la sédentarisation des populations concernées ». Il doit être aussi un « projet énergétique de fourniture » aux populations, d’abord urbaines, des solutions de substitution au seul « Makala ». Il doit également être un « projet de renforcement de la gouvernance forestière » aux niveaux central et décentralisé dans le cadre de nombreux programmes de gestion durable de la forêt existante.

Le financement de ces programmes avec l’aide internationale trouvera sa justification naturelle par la nécessité de préserver ce patrimoine environnemental international, estime le président national de la FEC.

Diversification industrielle

La FEC constate par ailleurs que les orientations politiques engagées depuis de nombreuses années, la loi sur le recours à la sous-traitance, le code minier révisé et la volonté de la société civile de créer la valeur ajoutée locale, réunis, militent tous en faveur des actions de transformation industrielle locale. Il est clair que la transition industrielle plombée aujourd’hui par les industries extractives exportatrices de produits bruts, et par l’importation massive de produits à faible, moyenne et haute valeur ajoutée, ne pourra se faire instantanément. La FEC préconise une « approche progressive » sous peine de déstabiliser l’équilibre déjà précaire d’approvisionnement du pays.

« Sans mesures politiques fortes, souligne Albert Yuma, cette ambition de développement d’une industrie congolaise pourvoyeuse de main-d’œuvre, restera lettre morte, les bonnes justifications successives empêchant toute avancée. » Le président national de la FEC estime que plusieurs mesures doivent être prises afin d’engager véritablement une « dynamique positive » en la matière. Quelles sont ces mesures ?

Premièrement, mettre fin à l’exportation de concentrés miniers. Toutefois, cette mesure ne pourra pas être appliquée immédiatement par manque de capacités productives et d’énergie. Pour cela, explique Albert Yuma, il faudra donc un moratoire (période transitoire pendant laquelle les concentrés pourront encore être exportés), au terme duquel aucun concentré ne devra plus l’être. La mesure d’interdiction s’appliquera alors autant pour les projets déjà en production, ceux en cours d’installation que ceux en phase d’études.

À l’issue de cette période transitoire qui aura pour objectif de permettre le développement des capacités de production supplémentaires pour traiter les concentrés, la FEC propose que les producteurs doivent soit traiter eux-mêmes leurs concentrés dans leurs usines en RDC, soit les vendre à des usines de transformation locale qui ne bénéficieraient pas d’un approvisionnement suffisant en matières premières. Ceux qui ne pourront faire traiter localement leurs concentrés, doivent soit les stocker, soit payer une surtaxe à l’exportation correspondant au prix final du produit après transformation locale.

Les effets induits de cette mesure devraient permettre de contribuer à la transformation locale en dopant l’investissement local et donc la sous-traitance aval qui échappe aujourd’hui à la RDC dans la chaîne de valeur minière. Ils devraient aussi rentabiliser les unités de transformation existantes en contrôlant mieux leur approvisionnement, mais aussi augmenter les revenus de l’État et favoriser la demande solvable énergétique pour stimuler l’offre. 

Deuxièmement, la création de Zones économiques spéciales (ZES). Dans certaines régions du monde, les ZES ont stimulé la volonté des acteurs locaux et internationaux d’investir dans des industries nouvelles. L’objectif de ces ZES sera de favoriser la production locale de produits à haute valeur ajoutée, notamment dans les domaines industriels électroniques de pointe, consommatrice de mineras stratégiques. Pour la FEC, la création de ZES doit tenir compte de leur localisation et leur fonctionnement (gouvernance et fiscalité), du potentiel d’attraction des industries de transformation locales et des besoins en termes de ressources humaines.

Troisièmement, la mise en place d’une « politique de protectionnisme intelligent » en faveur de l’émergence d’industries locales, notamment dans les domaines fortement pourvoyeurs d’emplois de l’industrie, comme l’agro-industrie ou le textile. Le recours massif aux importations pour des biens de première nécessité, cause plusieurs types de problèmes à l’État, notamment l’utilisation massive de devises étrangères et le risque social lié à la dépendance alimentaire et le sous-emploi de la jeunesse. Pour cela, pense la FEC, le prochain gouvernement devra prendre les dispositions nécessaires à l’aménagement de la législation nationale afin de favoriser l’industrie locale en modulant notamment les taxes à l’importation en fonction de l’offre et de la demande des jeunes.

Quatrièmement, la création de champions nationaux. L’État devra mener une double action en cette matière : rééquilibrer les partenariats qui lui sont tous largement défavorables et reconstruire les champions nationaux. « Le rééquilibrage des partenariats devra passer par la séquence déjà engagée par l’État de faire auditer tous les partenariats par des cabinets juridiques, économiques et financiers internationaux et en fonction des résultats d’engager une phase de renégociation ».

Tandis que « la reconstruction d’un appareil productif de qualité pourrait être basée sur un audit organisationnel et économique des entreprises du portefeuille de l’État », telle que celui mené à la Gécamines. 

Mais aussi sur « le financement de la transformation des entreprises avec appui au paiement des décomptes finaux ». Cette reconstruction passe également par « le financement pour le secteur privé d’un plan de certification national de différentes ressources du pays et pour tous les secteurs en fonction des modèles économiques privilégiés ». Par exemple, prises de participation minoritaires dans les grandes entreprises nationales en partenariat BOT ou financement direct de l’outil de production.

Albert Yuma a foi en l’avenir : « Nous disposons aujourd’hui d’un pays stable, pacifié, doté du cadre juridique nécessaire pour bénéficier du retour sur l’exploitation de ses matières première. Saisissons la chance qui nous est offerte ». Il en appelle donc à « la conscience des uns et des autres », et promet de « veiller » à ce que les actions de revendication menées par la FEC ne contiennent aucunement une « coloration politique » et que les activités de plaidoyer ne soient entachées des « considérations partisanes » et que les interventions ne soient « complaisantes ou complices ». 

Les apports de toute nature en provenance des membres de la corporation sont les bienvenus, dit-il. Toutefois, les suggestions diverses provenant des membres seront débattues par la FEC de manière à dégager leurs « intelligences » au profit des entreprises et du pays.