La dette grecque résulte d’un triple aveuglement

Identifier le triple aveuglement revient à dénoncer celui des marchés qui ont prêté sans mesure à la Grèce, celui des classes dirigeantes grecques profiteuses et celui des institutions européennes.

Le peuple grec ne figure pas dans la liste des institutions qui ont provoqué la dette du pays.
Le peuple grec ne figure pas dans la liste des institutions qui ont provoqué la dette du pays.

Henri Sterdyniak est un économiste français, Directeur du Département économie de la mondialisation de l’OFCE, signataire du Manifeste d’économistes atterrés. Pour lui, et on se doute qu’il sait de quoi il parle, la dette grecque résulte d’«un triple aveuglement : celui des marchés financiers qui ont prêté à la Grèce jusqu’en 2009, sans tenir compte du niveau insoutenable de ses déficits ; celui des classes dirigeantes grecques qui ont profité du bas niveau des taux d’intérêts permis par l’appartenance à la zone euro pour poursuivre une croissance déséquilibrée (bulles financières et immobilières), la corruption, l’évasion fiscale ; celui des institutions européennes.»

Il identifie les trois responsables et le peuple grec ne figure pas dans la liste. Pourtant c’est le peuple grec qui subit une austérité sans nom depuis cinq ans, et sans broncher jusqu’au ras-le-bol des élections de janvier2015 qui a propulsé Syriza, Tsipras et Varoufakis, lesquels sont devenus les cauchemars de l’Union européenne et arpentent les allées tortueuses de cette institution vermoulue au grand dam des élites globalistes et hégémoniques.

Les trois responsables identifiés susnommés s’en tirent sans un bobo, en catimini, et la montagne de patates chaudes revient au peuple qui doit rembourser les dettes dont il n’est ni responsable, ni le bénéficiaire ou alors très indirectement et pour une très faible partie. Plus de 315 milliards d’euros de dette, qui représente entre 175% et 177% du PIB grec.

A titre de comparaison, le PIB français pèse plus de 2 000 milliards et celui de la zone euro plus de 9 000 milliards. En chiffres nets, le montant de la dette grecque n’a pas sensiblement évolué. Il est même en recul par rapport au pic de 2011: 355 milliards. Mais en raison de l’effondrement de l’économie grecque, visible dans le recul de son PIB, le ratio de la dette par rapport au PIB ne cesse de progresser. Du fait de la politique d’austérité.

Entre les mains d’Etats ou d’organismes publics

La dette grecque est essentiellement entre les mains d’Etats ou d’organismes publics. La BCE possède 10% des titres ; les Etats, pour leur part, détiennent 17% de la dette sous forme de créances bilatérale ; le FESF, structure intergouvernementale européenne, détenant 45% de la dette grecque ; le FMI (solde), les banques 19%.

De 2007 à 2014, la dette publique de l’ensemble des pays de l’OCDE est passée de 73 à 112% de leur PIB. La somme des dettes publiques et privées dans le monde dépasserait les 200 000 milliards de dollars (soit 286% de PIB mondial). Ce chiffre était de 269% en 2007. La dette grecque n’a cessé de progresser malgré la politique d’austérité imposée à la Grèce par ses créanciers. Pourtant, les Grecs ont payé cher cette politique. Que ce soit en termes de revenus, de santé ou d’emplois.

Maintenant que l’on connaît le montant de la dette, les créanciers, les responsables, et qu’on sait à qui on demande de régler la douloureuse, posons-nous la question de son remboursement éventuel et de ses modalités. On passe directement à la case remboursement, alors qu’il serait pleinement fondé de juger et d’élaborer sans plus finir si c’est justice que de faire payer un peuple qui n’est pas responsable. La même aberration consisterait à faire payer aux Anglais les crimes de Jack l’éventreur, aux Français ceux du docteur Petiot, aux Nordiques les viols des Vikings, et à mon petit-frère, ou au vôtre, les crimes des colonisateurs français du XIXème siècle.

On pourrait aussi tenir votre papa pour responsable du vol de la Joconde au Louvre à l’époque puisqu’il ne s’y est pas opposé. Tant qu’à faire, si on en tient un, il paiera pour les autres, même s’il n’a rien fait. Vous remarquerez qu’ici c’est pire car l’Europe est à la fois deux des trois responsables incriminés. Ça défie l’entendement. Le responsable et le liquidateur judiciaire réunis dans la même personne. Le flic meurtrier qui est chargé de trouver un coupable et qui, bien sûr, s’acharne sur un pauvre type innocent.

On se méfie de Tsipras en visite chez Poutine

On sait que la Grèce a remboursé la tranche d’avril au FMI aujourd’hui. Évidemment ça ne veut pas dire qu’ils cèderont aux exigences de l’UE sur une demande d’austérité renforcée. Ça ne veut pas dire non plus qu’ils continueront dans les semaines qui viennent à payer. Tsipras étant un fin stratège, et Poutine ne l’étant pas moins, on se doute que les deux concoctent des choses en dehors des plateaux, des caméras et des micros.

On apprend que la fureur de l’UE est extrême. Rendez-vous compte : les Européens, sans vergogne, auraient voulu que les Grecs se plantent ce mois-ci, histoire de les rouler dans la boue et les forcer à accepter sans changer une virgule des exigences de Bruxelles. Voilà ce qu’est l’Europe. Ils ne cherchent pas les solutions et ne se réjouissent pas d’avoir été remboursés, ils déplorent avec fureur que les Grecs échappent encore au nœud coulant. Si on était lyriques, on regarderait ça comme la lutte de David contre Goliath. C’est vrai pourtant qu’on peut avoir de la sympathie pour ce peuple qui se débat courageusement face à ce qu’on peut appeler la machine hégémonique. On peut aller encore plus loin, et à raison, en s’identifiant à la lutte des Grecs et en étant pleinement conscients que notre tour viendrait si une issue victorieuse pour Athènes n’intervenait pas.

Ne fantasmons pas sur la sortie de la Grèce de l’Europe. Les gens à la manœuvre savent ce qu’ils font, et si ce qu’ils font leur permet de gagner du temps et renforcer leur position, c’est leur affaire. On peut penser que les enjeux géopolitiques sont considérables, des deux côtés. Par « les deux côtés » on veut dire la polarité asiatique de la Chine et de la Russie, opposés dans une lutte à mort, mais souvent insidieuse sauf en Ukraine où ça apparaît comme le nez au milieu de la figure, au bloc unipolaire qui se meurt Anglo-Américain et de ses vassaux européens.

La Grèce, c’est sa dette et son avenir, mais c’est elle qui s’affronte au champ d’honneur comme du temps du jugement de Dieu, et qui goûte les délices amers d’une lutte entre démocratie et votes populaires, contre l’hégémonie des non-élus, servis par les banquiers, les médias et des hordes de politiciens complices.

Les prochains mois, on peut l’imaginer, verront des péripéties marquantes pour cette lutte qui préfigure le destin de l’Europe, de l’Otan, de l’atlantisme et de notre souveraineté mise à mal. « Stay tuned », restez branchés comme on dit ici en Amérique du Nord, ça va valoir son pesant d’émotions.