La revanche des non-bancarisés

Le continent africain a un très faible pourcentage de personnes disposant d’un compte en banque. Cette situation est due principalement à la modicité des ressources financières de la majorité de la population. Depuis que le système de transfert d’argent à partir d’un téléphone portable est apparu, il n’est plus nécessaire pour des millions d’Africains de passer par les banques pour leurs transactions financières. C’est une véritable révolution qui est née il y a quelques années quelque part en Afrique de l’Est.

Il était une fois le Kenya. Et le Kenya engendra le M-Pesa. Le M-Pesa déborda ses frontières. Le  Kenya est connu pour ses coureurs qui font partie de l’élite mondiale et dont les exploits dans les courses de fond et de demi-fond sont restés dans les mémoires de tous les férus d’athlétisme. Il est également connu pour ses sites touristiques qui mettent en valeur son patrimoine culturel à l’instar du pays masaï ou de la petite île de Lamu, considérée comme le berceau du kiswahili et où les déplacements se font à dos d’âne. Récemment encore, le Kenya a été à la une de l’actualité après l’attentat contre un centre commercial de Nairobi ou les poursuites engagées par la Cour pénale internationale (CPI) contre le président Uhuru Kenyatta et son vice-président William Ruto. Mais ce qui n’est pas assez connu, en dehors des cercles des initiés, c’est le rôle que joue le Kenya dans le domaine des transactions financières, plus particulièrement dans les transferts d’argent via la téléphonie mobile. Ce mode de paiement a connu une ampleur telle que, depuis des années, Nairobi est le numéro un mondial en la matière.

L’expérience kenyane a démarré en 2007.  À la base, l’opérateur de téléphonie mobile Safaricom, filiale du britannique Vodafone. L’idée de départ était la facilitation des opérations de transfert d’argent pour les personnes qui, à cause de leurs modestes revenus, étaient exclues du système bancaire traditionnel. Il fallait d’abord mettre au point une technologie appropriée. Dès 2003, Safaricom  fit appel à l’entreprise Sagentia, spécialisée dans le développement de produits technologiques. Trois ans plus tard, en mars 2007, l’opération M-Pesa commence : M comme mobile et Pesa comme argent, en kiswahili. Rien de compliqué  pour les usagers : savoir tout simplement utiliser un téléphone portable.  Ensuite s’abonner au service M-Pesa. Enfin, avoir un e-compte sur la carte SIM. Dans un premier temps, il fallait simplement recevoir et envoyer de l’argent, avant de passer au transfert. Dès son lancement, M-Pesa connaît un grand succès auprès des Kenyans de toutes les conditions, citadins comme ruraux. Au cours des deux premières années, c’est-à-dire de 2007 à 2009, ils sont 5 millions à utiliser les services du produit qui leur permet, 24 heures sur 24, d’envoyer et de recevoir de l’argent simplement en se servant du téléphone mobile.  La réussite du M-Pesa est telle que, selon diverses sources, c’est à travers  ce mode de fonctionnement que serait passé un tiers de l’économie kenyane, soit quelque 44 milliards de dollars. Fin 2013, le pays comptait à peu près 16, 8 millions d’utilisateurs de M-Pesa, pour des transactions atteignant mensuellement 900 millions de dollars. Ce qui est énorme.

Mais Safaricom ne s’est pas arrêté là. Profitant de l’intérêt de plus en plus grandissant du public pour M-Pesa, l’opérateur lance, en 2010, un nouveau service pour sa clientèle. C’est le M-Kesho (kesho pour dire demain, avenir). Grâce à M-Kesho, ceux qui étaient exclus du système bancaire ont pu ouvrir des comptes d’épargne dans une banque commerciale, en l’occurrence Equity Bank, partenaire de l’opération, à partir de leurs téléphones portables. Là aussi, le succès est au rendez-vous : en moins de deux ans, 700 000 comptes sont ouverts et les dépôts s’élèvent à 8 millions de dollars. Un troisième service, M-Pesa to Bank ou encore Bank to M-Pesa, s’ajoute aux deux premiers permettant ainsi aux abonnés d’accéder à leurs comptes ou de réaliser n’importe quelle opération bancaire via le téléphone portable. Selon le site web de Saraficom, « avec M-Pesa to Bank et Bank to M-Pesa, les clients ont la possibilité de déposer de l’argent sur leurs comptes bancaires à partir de leur M-Pesa, et de retirer de l’argent de leur banque pour le mettre sur leur compte M-Pesa sans visiter la Banque. »  Les possibilités se sont élargies de telle sorte qu’aujourd’hui les Kenyans peuvent, grâce au M-Pesa, payer les frais de scolarité, les factures dans les grandes surfaces, dans les taxis ou les hôpitaux, d’acheter les billets d’avion, d’effectuer des prêts sociaux ou encore d’organiser des collectes de fonds et d’envoyer, par le canal de Western Union, de l’argent dans une quarantaine de pays.

D’après le journal kenyan Daily Nation, citant le Fonds monétaire international (FMI), M-Pesa équipe 70 % de la population adulte, c’est-à-dire 14 millions d’usagers. En plus, les transactions par mobile au Kenya dépassent celles de Western Union au niveau mondial. Il n’en fallait pas plus pour que l’expérience kenyane intéresse d’autres pays. Les premiers à avoir suivi l’exemple sur le continent sont  la Tanzanie, l’Égypte, le Lesotho et le Mozambique. Beaucoup d’autres pays africains se sont, eux aussi, engagés sur cette voie.

Comment expliquer le succès rencontré par le Mobile Money au Kenya ? Sadibou  Sow, d’Afrique ITNEWS, trouve trois raisons principales. Première raison, l’ouverture d’esprit des régulateurs kenyans qui ont facilité « cette explosion ». Il s’agit en particulier de « la banque centrale qui a joué un rôle très progressif  et donné son accord au projet pour que l’innovation continue, tout en assurant le marché de sa surveillance. Le régulateur a convenu que les agents du  transfert d’argent par mobile n’avaient besoin que d’exigences limitées pour rentrer dans le marché. Puisqu’ils ne fournissaient pas de services bancaires tandis que l’opérateur s’est comporté comme s’il était réglementé et périodiquement fournissait des informations financières et d’utilisation comme le font les banques. » Deuxième raison, la stratégie commerciale de Safaricom qui, déjà en 2007, avait plus de 50 % de parts de marché. Cela a joué en sa faveur. En gros, sa stratégie, compte tenu de sa position dominante, n’a pas consisté à réaliser rapidement des bénéfices. Le bénéfice n’est arrivé qu’au bout de trois ans. Safaricom a néanmoins  « créé des avantages indirects, dès le début parce que dans le marché de plus en plus concurrentiel du Kenya, le transfert d’argent par mobile a stimulé la loyauté et attiré de nouveaux clients au cœur de ses affaires liées à la voix et aux SMS ». Troisième explication, le fait pour l’opérateur d’avoir compris que « le succès de M-Pesa était basé sur la gestion des personnes pas celle de la technologie. (…) Il faut des gens pour que les machines fonctionnent et les interactions que vous obtenez après le lancement peuvent générer des produits encore meilleurs. Le véritable secret du succès de M-Pesa est la gestion du réseau d’agents, qui est ainsi passé de 300 initialement à près de  30 000 aujourd’hui [en 2012, NDLR]. »  Sans oublier que, grâce à M-Pesa, les commerçants kenyans n’ont plus besoin d’argent liquide ou de faire la queue dans les banques pour transférer de l’argent à leurs fournisseurs, tandis que les habitants des zones urbaines ne se déplacent plus sur de longues distances jusque dans leurs villages d’origine afin d’apporter une aide financière aux leurs.

Aujourd’hui, cette véritable révolution dans le système financier a gagné de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, mais également l’Inde, la Chine, l’Afghanistan, la Roumanie, le Bangladesh… C’est comme s’il s’agissait de la victoire des non-bancarisés sur le modèle bancaire dans lequel tout le monde n’est pas le bienvenu, en particulier les personnes aux revenus modestes et ceux qui vivent dans des zones reculées, spécialement rurales, où les banques n’ont pas d’agences. C’est aussi un début, peut-être, d’un  changement de mentalités là où payer en espèces est encore la norme. Partout, les uns et les autres trouvent des solutions à des problèmes spécifiques. Ainsi, en Afghanistan, le recours au règlement par le biais du téléphone portable sert, entre autres, à payer les policiers et certaines catégories de fonctionnaires. En Tanzanie, on peut s’en servir pour payer les impôts, tandis qu’en Inde le gouvernement  l’utilise pour verser les prestations sociales.

Ce qui attire de plus en de plus de consommateurs vers le paiement par  téléphone  mobile c’est surtout l’expansion de ce moyen de communication dans beaucoup de pays en développement, notamment ceux du continent africain. La Banque mondiale estime, dans une étude sur les migrations et le développement, que les flux de transfert à destination des pays en développement représentaient environ 372 milliards de dollars en 2011 et devaient atteindre 476 milliards l’année dernière. Les pays qui en profitent le plus, en fonction du nombre de leurs ressortissants vivant à l’étranger sont l’Inde, en première position, avec 64 milliards de dollars, et la Chine, deuxième, avec 62 milliards. Et pour montrer l’importance que cette nouvelle réalité financière représente désormais pour beaucoup de pays, la Banque de réserve indienne a mis fin à l’exclusivité dont jouissaient ses agents. Désormais, les clients peuvent mener leurs transactions au guichet d’une autre banque que la leur, cela en vue d’améliorer l’efficacité du système et d’amoindrir les coûts sur  toute la chaîne.

D’après l’Union  internationale des télécommunications (UIT), « les consommateurs utilisent l’argent mobile lorsque ce service apporte une valeur ajoutée. Aussi observe-t-on des différences des taux d’adoption selon le marché considéré : tout dépend des avantages qu’y voient les utilisateurs. Au Bangladesh par exemple, se rendre dans une banque et faire la queue pour payer ses factures d’électricité, etc., peut nécessiter trois ou quatre heures. Le paiement par mobile, qui permet d’économiser du temps de travail, rencontre donc un franc succès dans ce pays. » L’organisation  internationale indique que, « outre les aspects techniques, il est essentiel, pour développer des services d’argent mobile à grande échelle, de disposer d’un vaste réseau d’agents. Leur rôle est de proposer des services de dépôt et de retrait, mais aussi de gagner la confiance des nouveaux utilisateurs de ce type de services financiers formels. Ils reçoivent une commission pour leur travail, qui, concrètement, consiste à convertir des espèces en argent électronique et inversement. »

Afin de transférer de l’argent par le biais du téléphone mobile, l’expéditeur commence par déposer le montant de la transaction à un centre chargé de cela et qui prélève un pourcentage. Ensuite, la somme est envoyée, en format électronique, au destinataire, à travers le fournisseur de services téléphoniques. S’il s’agit d’un transfert international, le destinataire reçoit un message textuel lui notifiant l’opération. Il récupérera  son dû dans un guichet approprié. Les transferts locaux s’effectuent automatiquement par le truchement d’une plateforme destinée à cela.

Mais tout cela se fait-il en toute sécurité ? L’UIT répond que les applications pour le transfert « utilisent divers canaux de communication dont certains ne sont pas sécurisés ». C’est le cas des SMS, qui restent  de loin l’application la plus utilisée. Mais comme « les messages acheminés et stockés sur le dispositif mobile au format texte, en clair, et sans chiffrement de bout en bout, le SMS n’est pas une plate-forme de paiement idéale ». Le modèle USSD (données supplémentaires non structurées) serait-il plus sûr ? L’UIT trouve que ce système a l’avantage d’indiquer à l’utilisateur si un message est réellement arrivé à destination. En dehors de cela, les messages sont, tout comme les SMS, envoyés en clair, au format texte. Il y a aussi l’application anglaise SIM  Application Toolkit (STK), « une norme GSM utilisée depuis 1998 pour  sécuriser les applications des téléphones portables, en particulier les services bancaires sur mobile et les données à caractère personnel. Un code secret ou un code PIN  est nécessaire pour accéder à l’application et les données sont chiffrées avant d’être transmises par voie hertzienne. » C’est ce système que M-Pesa utilise au Kenya. L’UIT jette son dévolu sur les systèmes reposant sur les WAP (protocole d’application sans fil) très utilisés par les banques et qui offrent une meilleure sécurité parce que les données  qui  transitent entre le client et le commerçant ou la banque sont chiffrées.

Pour les opérateurs de téléphonie mobile en Afrique, le porte-monnaie mobile est une grande opportunité qui leur permet de fidéliser leurs clients et de revoir à la hausse leur rentabilité. C’est pourquoi, un peu partout, les nouveaux produits foisonnent. D’autant plus que le système résout  un certain nombre de problèmes, comme l’envoi d’argent dans les zones rurales souvent marginalisées.  En outre,  la simplification maximale des formalités est un atout important pour les consommateurs.  Pour beaucoup d’observateurs, le règne des banques est menacé. Selon un analyste, elles « enragent à l’idée de voir un marché considérable, composé notamment de consommateurs non bancarisés mais économiquement valorisables, leur passer sous le nez. Dans les pays francophones,  les organismes financiers craignent que le régulateur accorde des agréments bancaires donnant la liberté aux opérateurs [de téléphonie mobile] d’agir seuls. »  Le secrétaire exécutif du Club des dirigeants de banques et établissements de crédit d’Afrique, Ousseynou Sow, ne cache pas son inquiétude à ce sujet : « Il n’est pas exclu de penser qu’un jour les sociétés de téléphonie mobile pourront, en tant que lobby, solliciter un agrément direct. »  Face à la menace, les banques estiment qu’ « offrir des services financiers via le téléphone est une activité sensible, et l’expertise des banques en matière de conformité permet de mieux minimiser les risques. » Sous-entendu, les banques sont les seules capables de lutter contre certaines pratiques telles que le blanchiment d’argent ou le financement d’activités terroristes. D’où  cette position commune du Groupement interbancaire monétique de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (GIM-UEMOA), qui compte une centaine de banques : « Notre souhait est de voir les porte-monnaie mobiles adossés à de véritables comptes bancaires. C’est le seul moyen, selon nous, de développer véritablement les services financiers sur le continent. »

Pendant ce temps, dans certains pays du continent, des alliances se nouent entre opérateurs mobiles et banques. C’est le cas, par exemple,  du partenariat entre le britannique Vodacom et Nedbank en Afrique du Sud qui, en mai 2011, neuf mois seulement après son lancement, totalisait quelque 140 000 abonnés, avec plus de 3000 agences  et 2 000 guichets automatiques. »  Ou encore de la Société générale, qui s’est rapprochée de l’opérateur Yoban’tel au Sénégal.  Orange est devenu partenaire de la BNP Paribas ; Maroc Télécom celui de Attijariwafa  Bank ;  MTN d’Ecobank  et de la Générale de banques ivoirienne.  En Asie, dans la même logique, Globe Telecom s’est offert 40 % des parts de Philipinas  Saving Bank. Alors qu’en  Chine, le numéro un mondial, China Mobile, avec ses 550 millions d’abonnés, a pris 20 % du capital de Shangai Pudong Development Bank pour un montant de plus de 4 milliards d’euros.