La Tunisie est une fabrique de traumatisés

 A la différence des précédentes crises, le mouvement de contestation touche l’ensemble du territoire, des villes défavorisées de l’intérieur à certaines banlieues populaires de Tunis. A force d’austérité, le pays n’en finit pas de tourner en rond.

 

Dans des coins reculés du pays, il arrive que des gens racontent leur détresse comme une maladie dégénérative. Ils disent que le pire n’est pas tant de finir la tête à l’envers, mais d’avoir été conscient de l’issue trop longtemps à l’avance. Ils naissent, grandissent et tournent en rond. Plus le temps passe, plus les cercles rapetissent : à la longue, c’est comme s’ils faisaient la toupie.

La Tunisie de l’intérieur, du nord-ouest, des terres, du sud, de la périphérie des grandes villes est esclave d’une idée tordue : les autocrates du passé ont décrété que ces gens chiches pouvaient survivre quoiqu’il arrive. A force de mépris et de médiocrité, ils ont institutionnalisé la débrouille, laquelle est mère de lourdes pathologies. L’à-peu-près, la corruption, la triche. Par endroits, le prof réclame – de façon détournée – un pécule pour ne pas saboter des parcours scolaires, et le gardien de cimetière jure sur tous ses morts : parfois, des paumés chapardent le ciment entreposé à l’entrée dévolu à la restauration des tombes. C’est péché, mais ça se revend.

Quel genre de bourbier est-ce ? Celui dans lequel des étudiants se défoncent aux médicaments réservés aux malades mentaux, des diplômés au chômage se reconvertissent en vendeur de mandarines, et des montagnards implorent Dieu de les libérer des cailloux. A cela, l’Etat répond par l’austérité. Défaite. Avant d’être un exportateur de jihadistes, la Tunisie est une fabrique de traumatisés. Le système de Ben Ali a grignoté les cerveaux, il reposait sur des bases schizophréniques. Etat flic : le coup de matraque était possible à tout moment, et un chèque en bois pouvait valoir un long voyage en cabane. Etat voyou : le taulier lui-même arnaquait au vu et au su de tous. Sept ans après la révolution, le gouvernement à sec menace des foyers fauchés. Ces derniers paieraient donc pour les âneries d’antan, dont ils furent les premières victimes, tout cela en revoyant des trombines de l’ancien régime revenir aux affaires.

Quel genre de bourbier est-ce ? Dans les contrées, des jeunes se cachent pour picoler des bières chaudesla nuit et le jour, parlent de devises comme des traders. Les taux du dinar, de l’euro et du dollar sont disséqués dans des cafés, dont les murs fissurés suent la fleur d’oranger et le tabac de contrebande empoisonné.

Quelques mandats arrivent de l’étranger, et des jeux de paris en ligne font baver les moins lucides, qui s’endettent pour miser en vain sur des matchs singapouriens à forte cote. Les conversions de monnaie alimentent les rêveries quotidiennes à propos d’exil – la France, l’Italie, l’Allemagne. Mais ça se mord toujours la queue : il faut des ronds pour s’en aller. Des Tunisiens ont manifesté, et le président de la République accuse la presse du monde entier d’avoir exagéré l’ampleur du mouvement. «Propagande.» Classique. Il n’empêche : pour chasser Ben Ali, beaucoup se sont arrêtés net de faire la toupie. Et là, le gouvernement tunisien leur demande de s’y remettre pour une durée indéterminée.