Laurence Louër «Dans la rivalité entre chiites et sunnites, il y a de l’imitation»

Les relations entre les deux principaux courants de l’islam sont souvent qualifiées de guerre sans fin. Leur querelle, religieuse mais aussi politique, déchire encore aujourd’hui profondément le monde arabe. La sociologue arabisante Laurence Louër décrit toutefois des relations beaucoup plus riches et complexes. 

 

Les presque 2 milliards de musulmans (un quart de la population mondiale) se répartissent principalement en deux mouvements, les sunnites, majoritaires, et les chiites (10 à 15 % des musulmans). Ces deux mouvements ne s’opposent pas seulement sur la doctrine religieuse, ils représentent également deux conceptions du pouvoir. Dès le VIIe siècle, la querelle est aussi politique. Ces deux factions ne sont pas d’accord sur qui doit succéder à Mahomet. Les sunnites plaident pour une forme de «pouvoir oligarchique» : par cooptation. Cette succession concerne tout l’entourage du Prophète (ce qu’on appelle «les compagnons du Prophète»). Et les chiites optent pour une forme de «pouvoir dynastique» : le successeur doit être un membre de la famille de Mahomet (imam). Deux formes d’organisation politique en découleront : «le califat» et «l’imamat». Le premier est avant tout un leader politique, et le second est aussi un leader religieux.

Politiste et sociologue, la chercheuse au Centre de recherches internationales (Ceri) Laurence Louër raconte dans son dernier ouvrage, Sunnites et Chiites (Seuil), l’histoire politique de cette discorde religieuse. Elle montre pourquoi ce schisme continue d’embraser nombre de régions au Proche-Orient, de la Syrie au Yémen, en passant par l’Irak. Mais aussi comment ces deux frères ennemis se sont parfois inspirés l’un l’autre.

A quand remonte la querelle politique entre les chiites et les sunnites ?

On ne commence à distinguer le chiisme et le sunnisme qu’à partir du Xe siècle. Auparavant, dans les premiers temps de l’islam (VIIe), il y a beaucoup de mélanges de pratiques rituelles entre ceux qu’on appellera les «chiites» et ceux qu’on nommera les «sunnites». Chiisme et sunnisme se sont avant tout définis l’un par rapport à l’autre. Par opposition et par effet miroir.

L’arrivée au pouvoir des Safavides en 1501 dans l’actuel Iran marque une vraie rupture…

Jusque-là, les chiites étaient avant tout des communautés minoritaires. Quand cette dynastie chiite prend le pouvoir en Perse, le chiisme devient religion d’Etat, il fait figure donc d’«islam officiel». Il y aura donc une rivalité entre deux empires qui se structurent : l’Empire sunnite des Ottomans et celui chiite des Safavides.

Cet exercice du pouvoir achève de définir le chiisme…

Les Safavides vont s’entourer de savants arabes, venant principalement du Sud-Liban, pour mieux définir et clarifier la doctrine chiite. Alors que les Ottomans poursuivent la tradition du califat, les Safavides vont mettre en place un régime qui affirme représenter le douzième imam, occulté par Dieu en 874 et depuis absent. Les chiites affirment que les imams sont des personnages extraordinaires car en conversation constante avec Dieu. C’est cette intimité divine qui fonde leur légitimité politique.

Le chiisme se caractérise souvent par une expérience de la minorité. Est-ce que cela favorise un message plus contestataire, voire révolutionnaire ?

En effet, même quand ils sont majoritaires, comme à Bahreïn ou en Irak jusqu’en 2003, ils ne sont pas pour autant au pouvoir. Ils sont minorés politiquement et souvent privés de l’accès aux postes les plus importants. Cela explique pourquoi les communautés chiites dans le monde ont été très attirées par les idéologies de contestation dès les années 50. Elles ont adopté aussi bien le communisme et l’anti-impérialisme que le nationalisme arabe qui contestait justement les régimes mis en place par les colonisateurs. Ces communautés chiites sont caractérisées par une envie de renverser les ordres établis. Mais il ne faut pas en déduire que l’esprit révolutionnaire est intrinsèque au chiisme. C’était par exemple une idée courante après la révolution iranienne de 1979. Or au cours de l’histoire, les oulémas chiites se sont souvent montrés aussi pragmatiques que leurs homologues sunnites, s’accommodant de toutes sortes de régimes politiques. Khomeiny instaure une rupture très tardive dans cette tradition d’accommodement.

L’arrivée au pouvoir en 1979 de Khomeiny va finalement provoquer le même choc que celle des Safavides en 1501 ?

Une fois de plus, un Etat iranien fait de l’islam chiite un instrument politique. L’Iran va en effet chercher à diffuser cette idéologie en dehors de ses frontières et donc faire concurrence au sunnisme. Mais c’était aussi le cas du temps du chah, lorsque la dynastie Pahlavi finançait des communautés chiites à l’extérieur pour appuyer son influence. C’était alors moins visible car même si le chiisme était toujours religion d’Etat, l’accent était ostensiblement mis sur la modernisation et l’occidentalisation. Les communautés chiites à l’extérieur de l’Iran représentaient donc à la fois une minorité religieuse mais aussi de potentiels agents de l’Etat iranien. Depuis les Safavides, il y a toujours eu cette étroite imbrication entre l’identité iranienne et le chiisme. La nouveauté avec Khomeiny, c’est qu’il annonce qu’il réalise l’utopie d’un Etat théocratique fondé sur les doctrines chiites de l’autorité. En revanche, sa politique étrangère est clairement panislamique. Mais le message n’a été entendu que dans les communautés chiites, il n’a pas eu de succès en milieu sunnite, à l’exception des mouvements islamistes palestiniens.

Les échanges ont toujours existé entre les mondes sunnite et chiite. Mais aujourd’hui, ils sont particulièrement évidents chez les intégristes des deux bords…

Il y a toujours eu une émulation réciproque entre les chiites et les sunnites au cours de l’histoire. Dans la rivalité, il y a de l’imitation. L’islamisme chiite (essentiellement des mouvements communautaires surtout présents en Irak, au Liban, dans certaines monarchies du Golfe, au Pakistan) s’est beaucoup inspiré des Frères musulmans qui, eux, sont sunnites.

De même, les salafistes, qui pourtant considèrent les chiites comme des apostats, ont tendance à les imiter. L’Irakien Al-Baghdadi, le «calife» de Daech, remplit des caractéristiques qui pourraient faire de lui un leader chiite… Il est à la fois un chef politique et un chef religieux, car c’est un savant religieux. Comme les nombreux leaders chiites.

L’Irak s’est effondré en ne parvenant pas à gérer ses différentes minorités…

L’héritage colonial n’a pas aidé. L’Irak a été construit volontairement par les Britanniques autour de la minorité arabe sunnite, face à une large majorité chiite (55 ou 60 % de la population), établie surtout dans le sud du pays. Sans parler, bien sûr, de l’importante minorité kurde (20 % de la population) au nord. Cette élite sunnite a au début bénéficié des anciennes forces armées ottomanes. Elle défendait aussi une identité arabe très inspirée de la vision sunnite de l’histoire de l’islam. Or, si la majorité des chiites irakiens étaient issus des tribus arabes, beaucoup étaient aussi d’origine iranienne. Pendant l’Empire ottoman, des accords avaient été noués avec l’Iran afin de faciliter les échanges et le commerce, et les résidents iraniens en Irak avaient l’avantage de ne pas faire de service militaire et de ne pas être soumis à l’impôt.

Les pouvoirs irakiens ne parviendront jamais à intégrer ces chiites qui pourtant participent massivement aux mouvements républicains, au Parti communiste… Mais un soupçon pèsera toujours sur eux : ce ne sont pas de vrais Irakiens, ils ne sont pas loyaux. Ils sont peut-être des éléments subversifs au service de l’Iran. Saddam Hussein va déporter et massacrer des centaines de milliers de chiites. L’épuration sera constante. C’est aussi pour cette raison qu’on assiste à un effet de balancier aujourd’hui : les chiites arrivés au pouvoir grâce aux Américains reproduisent la même répression que celle qu’ils ont vécue. L’Irak occupe toujours la position périlleuse de frontière entre sunnisme et chiisme.

Peut-on faire une même lecture confessionnelle de la guerre en Syrie ?

On peut juste constater que la dynastie alaouite des Assad est considérée comme «chiite» par les sunnites, voire comme «hérétique». La stigmatisation religieuse des Assad a été un leitmotiv de l’opposition islamiste syrienne depuis les années 70. L’Arabie Saoudite a soutenu les opposants de Bachar al-Assad, non pas pour les raisons religieuses ou idéologiques, mais pour affaiblir les Iraniens, alliés de longue date de la Syrie. Faire tomber le régime d’Assad rompt le fameux «croissant chiite» de l’Iran au Liban.

L’enlèvement du ministre libanais Hariri, qui avait dû faire trop de concessions au Hezbollah, ou les affrontements au Yémen sont autant de champs de bataille entre Arabie Saoudite et Iran. Depuis 2003, l’Iran a eu beau jeu : il lui suffisait de regarder les Américains affaiblir ses ennemis, le débarrasser de Saddam Hussein. On ne trouvera de solutions à tous ces conflits, en Irak, en Syrie ou au Yémen, qu’en discutant avec l’Iran. Si les Iraniens ne sont pas à la table des négociations, il n’y aura pas d’issue.