Le grand virage à l’est de Vladimir Poutine

En pleines tensions avec l’Occident, le chef du Kremlin met en scène un grand virage asiatique, à la fois pour l’économie et la diplomatie. Mais les résultats sont encore mitigés.

Donald Trump, Moon Jae-In, et maintenant… Vladimir Poutine ? Après ses sommets avec les présidents américain et sud-coréen,  le leader nord-coréen Kim Jong-un s’apprêterait enfin à rencontrer le chef du Kremlin . Nouvelle étape de la détente sur la péninsule coréenne, ce rendez-vous serait aussi, pour Moscou, un énième moyen de mettre en scène son « virage à l’est ».

Depuis le début de la crise ukrainienne, quatre ans de tensions avec l’Occident ont conduit la Russie à renforcer ses liens avec l’Asie. Entre politique et économie, Poutine multiplie voyages et accords. Notamment avec Pékin et New Delhi, le président se montrant complice avec ses homologues  Xi Jinping et  Narendra Modi . Il tente aussi un rapprochement avec Tokyo et le Premier ministre, Shinzo Abe.

Une photo manque toutefois dans l’album : si Vladimir Poutine s’est déjà affiché avec le président sud-coréen Moon Jae-in, il n’a jamais serré la main de Kim Jong-un, le maître de la Corée du Nord. Régulièrement, le Kremlin annonce l’imminence de cette rencontre. En juin, il a salué le sommet de Singapour entre Kim Jong-un et Trump avec une certaine jalousie. Quelques jours après, à la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde de football à Moscou, Vladimir Poutine a, du coup, trouvé dans sa loge du stade Loujniki une place pour le président de l’Assemblée populaire suprême nord-coréenne, un certain Kim Yong-nam. Ce jour-là, l’émissaire a été reçu sous les ors du Kremlin pour une invitation officielle : trois mois après, Kim Jong-un serait accueilli en hôte d’honneur au forum de Vladivostok.

Depuis quatre ans,  la vibrante capitale de l’Extrême-Orient russe, fenêtre de Moscou vers l’Asie , accueille ce « Davos de l’Est », lancé par le Kremlin en pleine crise avec l’Ouest. Cette année, pendant les deux jours de ce nouveau rendez-vous de septembre, quelques hommes de Pyongyang ont été repérés dans les couloirs, reconnaissables à leurs uniformes noirs et leur extrême mutisme. Mais point de Kim Jong-un, qui s’est excusé : son emploi du temps, trop chargé, ne lui permettait pas cette escapade. Depuis, le chef du Kremlin ne désespère pas et, à nouveau, fait des appels du pied.

Au-delà d’une hypothétique avancée sur ce dossier, Vladimir Poutine veut avant tout mettre en scène son rôle de président parlant à tout le monde, en Asie comme en Syrie. Et prouver l’efficacité de son « virage à l’est ». Dans les coulisses du forum de Vladivostok, acteurs et observateurs russes et chinois ont insisté sur l’irréversibilité de ce tournant. « Il n’y aura pas de retour en arrière. Europe et Etats-Unis ne donnent aucun signe de relâchement de leurs sanctions contre Moscou qui, du coup, en a fini avec son obsession pour l’Ouest. Le rapprochement avec l’Asie a certes des résultats encore limités. Mais la dynamique est lancée », prévient Fiodor Loukianov, expert géopolitique proche du Kremlin.

« Acculée par les sanctions occidentales qui, malgré les déclarations officielles, lui font mal, la Russie n’a guère d’autres choix. Les think tanks occidentaux pensent que son rapprochement avec la Chine est temporaire. Ils se trompent : si sa nouvelle guerre froide avec l’Ouest se prolonge, Moscou construira avec Pékin un système multipolaire », confie pareillement Xiang Lanxin, directeur du Centre of One Belt and One Road Studies à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève.

A Vladivostok, parmi les plus virulents  défenseurs de ce nouvel axe russo-asiatique , certains n’hésitaient pas à se perdre dans des élans quasi fanatiques, appelant même à interdire aux hôtels du forum l’achat de savon français et de shampoing polonais… «  Un nouveau vent frais vient de l’est », a dit en souriant, tempéré mais déterminé, Xi Jinping, qui a montré sa complicité avec Vladimir Poutine en partageant crêpes et verres de vodka. La Chine est déjà le premier investisseur étranger dans le grand projet du Kremlin : développer les vastes régions de l’Extrême-Orient russe, longtemps oubliées par Moscou. Mines, hydrocarbures, forêts et espaces vides attirent les investisseurs chinois.

Méfiances des hommes d’affaires

Très vertical, ce rapprochement Moscou-Pékin est orchestré par le haut malgré de vieilles méfiances chez les hommes d’affaires russes qui, en privé, expliquent préférer culturellement négocier à l’Ouest. « Nous sommes des Européens, obligés de faire de longs voyages d’affaires en Asie », ironise l’un d’eux. De grands accords étatiques ont été signés, notamment pour l’approvisionnement gazier de l’économie chinoise par Gazprom. Et des contrats privés commencent à prendre le relais. Les poids lourds de la nouvelle économie des deux pays viennent ainsi de créer  une inédite société commune de l’Internet  : Alibaba, géant chinois du commerce en ligne, s’allie à MegaFon et Mail.ru, leaders russes des télécoms et du Web.

Ce tournant asiatique a d’autres limites. Notamment dans le rapprochement entre Moscou et Tokyo. Ces dernières années, Vladimir Poutine et Shinzo Abe se sont vus 22 fois pour afficher leurs prometteuses coopérations. Mais, faute de réel essor des investissements nippons en Russie, les frustrations de Moscou deviennent palpables. « Les Japonais parlent beaucoup mais font peu ! », s’irrite ainsi un proche du Kremlin, accusant Tokyo de manquer de courage pour  régler le contentieux hérité de la Seconde Guerre mondiale sur l’archipel des îles Kouriles, prises par l’Armée rouge, revendiquées par le Japon. A cause de ce vieux différend, aberration historique, les deux pays n’ont pas signé de traité de paix depuis 1945. Un vrai nuage sur le « virage à l’est » voulu par Moscou.