Le mal grandissant des lobbies

Préférant l’ombre à la lumière, les lobbyistes nuisent à la démocratie en défendant des intérêts privés. Il est urgent de déployer des sanctions dissuasives contre les élus qui se servent de leur mandat pour autre chose que la défense de l’intérêt général. Une tribune de Ian Brossat, tête de liste du Parti communiste français aux européennes.

«Je n’ai pas de morale. Je vais là où mes intérêts et ceux de mes clients seront le mieux représentés.» Ces mots de Thierry Coste, lobbyiste en chef de la ruralité et des armes à feu auprès du président Macron, résument parfaitement un mal grandissant de nos démocraties: les lobbys. Nicolas Hulot a eu raison de s’indigner: oui, les lobbys sont «un problème de démocratie». N’en déplaise au porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, qui n’a rien trouvé de mieux que de lui répondre par un plaidoyer en faveur des groupes d’intérêt, mettant sur un pied d’égalité les lobbys et les ONG. Ne pas savoir faire la distinction entre un lobby financier ou bancaire, plaidant pour la dérégulation, et la défense de l’environnement est une faute politique majeure, si révélatrice des méthodes du gouvernement actuel.

Malheureusement, la France ne fait pas figure d’exception, bien au contraire. Parmi les institutions les plus perméables aux lobbys, l’Union européenne se détache incontestablement. Avec plus de 10 000 organisations inscrites au registre officiel des lobbys, Bruxelles est la capitale européenne des intérêts privés. 

Les chiffres ont de quoi effrayer: d’après Transparency International, ce sont 30 000 personnes qui sont présentes à Bruxelles dans le seul but d’influencer la décision politique, soit deux fois plus que le nombre de fonctionnaires européens. La lutte est déséquilibrée: pour un député européen, on compte 40 lobbyistes. Et lorsque les mandats politiques s’achèvent, nombreux sont les anciens commissaires européens ou députés à rejoindre les lobbys: 50% des anciens commissaires et 30% des députés, pour être précis. On se souvient de José Manuel Barroso, président de la Commission européenne pendant dix ans, devenu lobbyiste sitôt son mandat terminé au profit de la banque américaine Goldman Sachs.

Comment espérer, dans ce contexte, que la décision politique serve l’intérêt général? Prenons un exemple: la lutte contre l’évasion fiscale. Soi-disant un cheval de bataille de l’exécutif européen. Or, qui tire les ficelles de la politique européenne en la matière, d’après les révélations de l’ONG Corporate Europe Observatory? Les quatre plus grands groupes mondiaux d’audit financier – Deloitte, PwC, Ernst & Young et KPMG – ceux-là mêmes qui sont responsables des montages fiscaux permettant aux entreprises de s’affranchir de l’impôt. C’est comme demander à un lion de faire la promotion du véganisme: ça n’a aucun sens.

S’attaquer aux lobbys, c’est défendre la démocratie. L’omniprésence des lobbys fait émerger une assemblée parallèle, celle des intérêts privés, qui détourne les élus des citoyens et de l’intérêt général. Les lobbyistes échappent à tout contrôle démocratique, préférant l’ombre à la lumière. Le pouvoir politique se met alors au service d’une minorité mieux organisée et informée que les autres. Cette confiscation de la démocratie fait courir un risque mortel à l’action publique: dès lors qu’elle sert des intérêts privés, elle est vidée de son sens. 

Plusieurs propositions ont émergé ces derniers temps pour mettre un terme à ce mélange des genres mortifère. Il est grand temps de les appliquer. Tout d’abord, interdire aux élus toute activité de lobbying en marge de leur mandat, et les obliger, ainsi que leurs proches conseillers, à détailler davantage leurs déclarations d’intérêts. Celles-ci sont trop souvent remplies avec parcimonie, précisément dans le but d’occulter des activités peu reluisantes mais souvent très lucratives.

Ensuite, tenir à distance les décideurs politiques de ces organisations, en s’appuyant sur un registre des lobbys autrement plus contraignant que ceux qui existent en France ou à Bruxelles, et qui reposent essentiellement sur le bon vouloir des lobbyistes eux-mêmes. 

Les allers-retours entre les hautes sphères publiques et les puissances privées doivent être désormais proscrits, de même que des périodes de carence très strictes doivent être mises en place à l’issue des mandats. C’est le cas au Canada depuis 2008, pour les ministres et leurs équipes: il leur est impossible d’exercer une activité de lobbying les cinq ans qui suivent leur engagement public.

Enfin, il faut renforcer les moyens de contrôle et déployer un arsenal de sanctions suffisamment dissuasives pour celles et ceux qui se servent de leur mandat pour autre chose que la défense de l’intérêt général. Au nom de l’efficacité de l’action publique et de la confiance nécessaire en démocratie, ces mesures sont vitales: il y a urgence.