Les joies du quinquina, lointain ancêtre de la chloroquine

En 1682, dans une France sujette aux fièvres mortelles et récurrentes, La Fontaine publie un poème à la gloire du Roi-Soleil et de ce médicament découvert au Pérou par les jésuites. On en parle encore aujourd’hui.

Le quinquina est un arbuste dont l’écorce permet d’obte- nir la quinine, laquelle entre,
comme on sait, dans la composition de la chloroquine. Il permet de lut- ter contre la fièvre. Les jésuites le rapportent du Pérou en 1649. On est alors sous Louis XIV. Assez vite, dans une France où la fièvre est partout, mortelle et récurrente, liée entre autres aux nombreux maré- cages, étangs et marais, comme on le voit dans Ridicule, le film de Patrice Leconte, le quinquina fait fureur. Il apparaît dans les salons, les lettres, les livres, et même dans les cabinets. Dans un monde sou- mis aux médecins de Molière et dépourvu d’antalgiques, la mort et la souffrance sont partout, chez les puissants comme chez les autres. La Fontaine le rappelle : «Pandore, que ta boîte en maux était féconde ! /Que tu sus tempérer les dou- ceursdecemonde!/Apeineen sommes-nous devenus habitants, / Qu’entourés d’ennemis dès les premiers instants, / Il nous faut par des pleurs ouvrir notre carrière : / On n’a pas le loisir de goûter la lumière.»
«Fièvres répandues dans les airs»
Comme le quinquina n’est pas sans efficacité, beaucoup y voient donc un remède miraculeux. Les temps d’épidémie activent un mélange d’information, de charlatanisme, de politique et d’opportunisme. Le sujet ou le citoyen se trouve écar- telé par ces différents chevaux. La situation lui permet rarement de savoir quel est le bon. Les saillies spectaculaires du professeur Raoult et les réactions qu’elles provoquent rappellent les aventures du quin- quina. Ni la chloroquine du léonin et spectaculaire notable marseillais ni le Président qui a rendu visite à celui-ci n’ont bénéficié, comme le quinquina et comme Louis XIV, du soutien et de la soumission de La Fontaine. Lequel publie, en 1682, un poème célébrant d’un même élan le médicament et le Roi-Soleil, tout en étant candidat malheureux à l’Académie.
Le poème du quinquina, divisé en deux chants, est un petit événement poétique, scientifique et mon- dain. La Fontaine fréquente alors le salon de Madame de La Sablière et il est devenu l’ami d’un médecin célèbre, François de La Salle, dit Monginot, dont un texte, De la gué- rison des fièvres par le quinquina, a beaucoup de succès. La Fontaine utilise ce sujet à la mode, qu’il vul- garise et politise, pour montrer sa virtuosité. A la cour de Louis XIV, les guéris par le quinquina sont exhibés, invités, commentés. Ce sont des rescapés du fiévreux péché humain. Dans le premier chant, le poète décrit en effet l’humanité, enfant de Prométhée, soumise à la colère et à la jalousie des dieux. L’Olympe lui a envoyé «pestes, fièvres, poisons répandus dans les airs. / Pandore ouvrit sa boîte ; et mille maux divers / S’en vinrent au secours de notre intempérance.» Comme en 1720 dans le Journal de l’année de la peste, de Daniel Defoe, le créateur du confiné Robinson Crusoé, l’homme est responsable du mal qui l’accable. Son appétit, ce qu’on n’appelle pas encore sa volonté de puissance, l’a condamné. Dieu, les dieux, la Providence, la nature, appelez ça comme vous voudrez, quelque chose qui le dé- passe en tout cas, lui présente la note, et elle est salée. La fièvre en fait partie.
Heureusement, nous dit La Fontaine, «un des dieux fut touché du malheur des humains ; / C’est celui qui pour nous sans cesse ouvre les mains ; / C’est Phébus Apollon ; de lui vient la lumière, / La chaleur qui descend au sein de notre mère.» Phébus a bien sûr choisi Louis XIV, le Roi-Soleil, le majestueux syno-
nyme du Dieu, pour manifester sa générosité. Il ne semble pas que l’actuel président, ni d’ailleurs la plupart des dirigeants de ce monde, ait bénéficié d’une telle mansué- tude. Il faut mériter le remède, et l’écrivain qui vous célèbre en le célébrant.
On apprend bien des choses dans ce poème, en particulier sur les bons sauvages que les fièvres, mais surtout les médications épargnent. Avec humour, La Fontaine croit savoir que chez «les peuples sans lois, sans arts et sans sciences» ; «les remèdes fréquents n’abrègent point leurs jours, / Rien n’en hâte le long et le paisible cours. / Telle est des Iroquois la gent presque immortelle : /La vie après cent ans chez eux est encor belle. / Ils lavent leurs enfants aux ruisseaux les plus froids ; / La mère au tronc d’un arbre, avecque son carquois, / Attache la nouvelle et tendre créature ; / Va sans art apprêter un mets non acheté. / Ils ne tra- fiquent point les dons de la nature ; […]. Enfin il faut mourir ; car sans ce commun sort / Peut-être ils se mettraient à l’abri de la mort / Par le secours de l’ignorance.» Ils ne trafiquent point les dons de la na- ture : ces Iroquois ressemblent aux zadistes de Notre-Dame-des-Landes qui, contrairement aux punks, ne paraissent pas coiffés de crêtes ; mais il faut apprécier la chute, précise et cruelle, qui rebat des cartes rousseauistes qui semblaient distribuées. Les dieux sont ambigus et maîtres, comme tant de patrons, des injonctions contradictoires. Ils détestent l’audace de Prométhée, mais ils lui ont donné le goût de la connaissance : «Pour nous, fils du savoir, ou, pour en parler mieux, /Esclaves de ce don que nous ont fait les dieux, / Nous nous sommes prescrit une étude infinie ; / L’art est long, et trop courts les termes de la vie. / Un seul point négligé fait errer aisément.» Et La Fontaine se lance dans une longue description rimée et informée (aux meilleures sources médicales de l’époque, comme il ne cesse de le rappeler) de la fièvre et du remède. Je n’en citerai que deux passages.
«Sa force, c’est l’âpre, c’est l’amer»
D’une part, voici le médicament et sa notice : «Cet arbre ainsi formé se couvre d’une écorce / Qu’au cinnamome on peut comparer en couleur. / Quant à ses qualités, principes de sa force, / C’est l’âpre, c’est l’amer, c’est aussi la chaleur. / […]. Mais la principale vertu / Par qui soit ce ferment dans nos corps combattu / C’est cet amer, cet âpre, ennemis de l’acide, / Double frein qui, domptant sa fureur homicide, / Apaise les esprits de colère agités.» La maladie est décrite «dans le lan- gage des dieux», en termes mytho- logiques mais aussi psychologiques, comme si le virus s’appelait Phèdre ; et, lorsqu’on lit «la fièvre exerce en vain ses fureurs impuissantes : / D’autres temps sont venus ; Louis règne ; et les dieux / Réservaient à son siècle un bien si précieux», c’est comme si Thésée donnait au public une morale politique à la maladie. Cette morale conviendrait aujourd’hui aux divers fauves pris dans les phares de l’événement, à ces fauves qu’on élit pour gouver- ner ; mais elle n’est plus d’actualité. D’autre part, voici une partie de l’ordonnance : «La base du remède étant ce divin bois, / Outre la cen- taurée on y joint le genièvre ; / Faible secours, et secours toutefois. / De prescrire à chacun le mélange et le poids, / Un plus savant l’a fait : examinez la fièvre, / Regardez le tempérament ; / Doublez, s’il est besoin, l’usage de l’écorce ; / Selon que le malade a plus ou moins de force, / Il demande un quina plus ou moins véhément. / Laissez un peu de temps agir la maladie : / Cela fait, tranchez court ; quelque- fois un moment / Est maître de toute une vie.» On apprend ailleurs que «Nulle liqueur au quina n’est contraire : / L’onde insipide et la cervoise amère, / Tout s’en imbibe ;
il nous permet d’user / D’une bois- son en tisane apprêtée.» Comme un grog, en somme. Le plaisir enve- loppe la potion.
A l’heure des soins, pas de scrupules
L’actuel virus semble être né en Chine. D’où viendra le remède, s’il vient ? De Chine, peut-être ? On verra bien. La Fontaine, lui, se de- mande très vite pourquoi le brave Apollon a fait pousser l’écorce du quinquina si loin du centre civilisé du monde, «des peuples connus» : «Entre elle et nous s’étend tout l’empire des flots. / Peut-être a-t-il voulu la vendre à nos travaux ; / Peut-être il la devait donner pour récompense / Aux hôtes d’un climat où règne l’innocence.» Et revoilà le bon sauvage, dont l’homme civilisé a vite fait de tirer parti. «Tout mal a son remède au sein de la nature», mais la nature s’est éloignée des hommes qui la domestiquent, qui s’en émancipent, et il leur faut en retrouver la vertu dans l’un de ces endroits reculés qui, du temps de La Fontaine, existaient encore.
Il leur faut aussi, naturellement, se repentir et se réformer, pour re- trouver la mesure. C’est une morale apparente du poème : «Corrigez- vous, humains ; que le fruit de mes vers / Soit l’usage réglé des dons de la nature.» Nicolas Hulot ne dirait pas autre chose, plus longuement et moins bien. Mais cette morale n’est pas sentimentale, ni entière. Elle doit elle-même être tempé- rée, autrement dit nuancée par un pragmatisme cher à La Fontaine : «Que si l’excès vous jette en ces ferments divers, / Ne vous figurez pas que quelque humeur impure / Se doive avec le sang épuiser dans nos corps ; le quina s’offre à vous, usez de ses trésors.» A l’heure des soins, pas de scrupules. Et, avant de célébrer une dernière fois le roi comme il se doit, le poète précise : «Eternisez mon nom, qu’un jour on puisse dire : «Le chantre de ce bois sut choisir ses sujets ; / Phébus, ami des grands projets, /Lui prêta son savoir aussi bien que sa lyre.» Telle est la véritable morale du poème, d’un poème qui ne cesse de mettre en scène l’exploit d’écriture de l’auteur au sein même du récit qu’il développe : «Route qu’aucun mortel en ses vers n’a tentée : / Le dessein en est grand, le succès malaisé ; / Si je m’y perds, au moins j’aurais beaucoup osé.»