Les « likes » vont-ils tuer les réseaux sociaux ?

La course aux «likes» sur les réseaux sociaux comme Twitter, Facebook ou Instagram produit de nombreux effets pervers qui menacent la pérennité de ces plates-formes. Mais les choses sont peut-être en train de changer, explique Ryan Holmes, PDG de Hootsuite, dans cette tribune.

Quelques années seulement après la création de Facebook par Marc Zuckerberg dans son dortoir, le printemps arabe recrutait ses soutiens grâce à cette plate-forme d’un nouveau genre. Et quand le gouvernement égyptien bloquait l’accès aux réseaux sociaux, les opposants au régime utilisaient Hootsuite (dont je suis le PDG) pour envoyer des messages de soutien.

Je me souviens de la portée de ces messages et de l’excitation que le fabuleux potentiel d’une plate-forme de communication démocratique provoquait. Hélas, tout cela semble bien loin désormais. Aujourd’hui, la perception que l’on a des réseaux sociaux a radicalement changé. Facebook se remet de la crise Cambridge Analytica et des craintes de possibles manipulations subsistent. Twitter a dû prendre à bras-le-corps la question du harcèlement psychologique et physique. Et dans les rangs même de ceux qui ont créé Facebook, des questions surgissent sur le potentiel addictif de la plate-forme et sur l’impact qu’elle peut avoir sur les citoyens.

Ma question est de savoir comment revenir à ce qui a fait des réseaux sociaux un outil de communication unique, tout en apprenant des erreurs commises pendant la dernière décennie. Quelles que soient leurs lacunes, les réseaux sociaux sont un moyen unique et puissant de créer une conversation globale. Dans un monde faisant face à des enjeux existentiels, les réseaux sociaux peuvent contribuer à la solution, et non être perçus comme une partie du problème.

Le plus n’est pas le mieux

S’exprimant lors de la conférence TED2019, le fondateur de Twitter, Jack Dorsey, a partagé avec son auditoire quelque chose de stupéfiant : «si j’avais à créer le service à nouveau, je ne valorisais pas autant le nombre de followers» a-t-il déclaré. «Je ne valoriserais pas non plus autant le décompte des likes. Je crois même que je ne créerais pas le «like» dans un premier temps».Presque depuis le début, les plates-formes sociales ont été conçues pour encourager leurs membres à développer le nombre de leurs followers et à créer du contenu viral. Tout ce qui est écrit en gras et de manière visible finit par être repris et mis en avant par les utilisateurs de ces plateformes. C’est le B. A. B-A de l’UX. Donc, pendant toute cette période, nous avons été entraînés et encouragés à penser «le plus est le mieux».

Les «likes» fonctionnent de la même façon. Le petit compteur, positionné à côté de presque chaque post, nous invite à prêter attention à tout contenu remarquable. Et quand un sujet viral croise notre fil d’actualité, il est également là pour nous inciter à prendre en marche le train. Que ce soit pour générer des «J’aime» ou des «Pouces levés», l’objectif implicite derrière les réseaux sociaux a depuis longtemps été de créer ce type de validation virale.

D’un point de vue business, il n’est pas compliqué de comprendre ce modèle. Cette quête incite les utilisateurs à passer plus de temps en ligne. Ce qui équivaut à plus de temps de cerveau disponible pour les annonceurs et donc plus de revenus pour les plates-formes. Le problème est que ce modèle a créé toutes sortes de dysfonctionnements et de distorsions.

Illustration : ce qui – la plupart du temps – génère les «likes» et les followers est ce qui choque ou surprend. Plutôt que d’encourager une véritable discussion, un vrai partage, le modèle du «like» génère de la provocation et de l’antagonisme. Si vous couplez cela aux algorithmes conçus pour servir aux membres toujours plus de contenus similaires à ce qu’ils aiment, vous finissez par créer une boucle de rétroaction positive vicieuse. Le résultat des « discussions » ne représente pas une synthèse équilibrée d’un sujet donné mais une tranche incroyablement étroite et sensationnelle de cette thématique – on retrouve ici la fameuse chambre d’écho des réseaux sociaux.

On pourrait penser que cela est bon pour le business mais il en va tout autrement. Quand les réseaux sociaux en sont réduits au sensationnalisme, ils perdent toute validité et toute crédibilité. Les utilisateurs à la recherche de valeur ajoutée, et non de dopamine bas de gamme issue des «likes» et des «follow», se détourneront, au final, de ces plates-formes. Pour prendre une métaphore : il se peut que nos yeux soient attirés par les titres racoleurs de la presse à scandale mais, quand il s’agit de contenus substantiels, nous consacrons généralement notre argent et notre temps à des publications en lesquelles nous avons confiance. Et c’est ce qui est en train de se passer, progressivement, avec les réseaux sociaux.

Revoir les priorités

Instagram, par exemple, expérimente la publication de posts sans compteur à «likes». Dans le cadre d’un test actuellement réalisé au Canada, l’icône représentant un cœur, et qui comptabilise le nombre de «J’aime», n’apparaît plus. Les abonnés ignorent donc totalement le nombre élevé (ou faible) de «likes» qu’un contenu a généré (le créateur du post, lui, continue de voir ces statistiques).

Avec ce simple ajustement, la substance même d’un post est remise au cœur du système, et non plus les réactions des autres. Des utilisateurs ont également signalé qu’Instagram expérimentait le fait de cacher le nombre de followers, un puissant moyen de décourager le sensationnalisme et la poursuite de vaines métriques.

Dès lors, quelles priorités établir et comment s’y prendre ? Le fondateur de Twitter appelle de ses vœux un changement du rôle des plates-formes sociales. Elles ne doivent plus être un lieu de «scroll» stupide, mais un endroit où aller chercher de l’information spécifique et une réelle valeur ajoutée. Cela implique tout d’abord de réorienter notre manière de suivre les autres comptes. Et si nous raisonnions désormais par rapport à des centres d’intérêt spécifiques et des communautés d’intérêt ?

Et si par exemple nous pouvions trouver, en ouvrant Twitter, les dernières informations et analyses sur un sujet donné, plutôt que d’être appâtés par des cyber-joutes ou d’être distraits par des échanges futiles ? Pour cela, Dorsey imagine une profonde mutation, un changement de cap radical. Les utilisateurs seraient accompagnés, encouragés à suivre des thématiques, des hashtags, des tendances et des communautés, et non plus seulement des personnes. Nous n’y sommes pas encore mais ce genre de réinitialisation renferme un énorme potentiel.

De la modération

La réussite de ce changement réside également dans la non-répétition des erreurs du passé. Et l’une des plus grosses erreurs jamais commises a été de croire avec insistance que le dialogue brut et non-filtré était le bien suprême, que démocratiser la communication signifiait laisser n’importe qui s’exprimer sur n’importe quoi. Le fait est que cette approche a échoué.

Des propos au vitriol permanents sur Twitter aux ingérences russes sur Facebook, nous avons assisté à ce qu’il advient de plates-formes où le mot d’ordre est «autorégulation». L’autorégulation est une idée formidable, en théorie. Mais ce qui s’est joué sur ces réseaux est l’équivalent digital de la tragédie que connaissent les biens communs sur la planète : les intérêts de quelques-uns  ont fini de saper une ressource partagée par le plus grand nombre.

Malgré tout, les signes de correction et d’espoir se multiplient. Les progrès technologiques permettent de rattraper le retard accumulé. Même s’ils sont encore loin d’être parfaits, les algorithmes de Facebook conçus à base d’intelligence artificielle et chargés d’identifier les contenus toxiques et trompeurs sont de plus en plus efficaces et ce, de manière exponentielle. Sur Twitter, 38 % des tweets possiblement abusifs sont identifiés par des algorithmes pour être traités par des humains.

Sans doute plus importante encore que cette modération automatisée, il y a la version humaine. Je parle des petits groupes privés – auto-sélectionnés et auto-modérés – qui se multiplient chaque jour sur les réseaux sociaux existants. Ils sont à mon sens plus puissants et viables sur le long terme. L’an dernier, sur Facebook, le nombre de membres de ces groupes a augmenté de 40 %, comptabilisant 1,4 milliard d’utilisateurs chaque mois, soit plus de la moitié de la base totale du réseau social créé par Marc Zuckerberg.

Les groupes fonctionnent bien car ils appliquent le principe de l’opt-in. Ils rassemblent des personnes autour d’une thématique clairement identifiée. Beaucoup de groupes privés sur Facebook vont même un cran plus loin, sélectionnant avec soin leurs membres et disposant de modérateurs dédiés pour orienter les débats et filtrer les contenus. Le résultat est une expérience de curation, bien plus bénéfique.

Au-delà des groupes, la montée en puissance des messageries instantanées sous-entend un futur plus intime et humain pour les réseaux sociaux. Les cinq premières plateformes de messagerie instantanée – WhatsApp, Facebook Messenger, WeChat, QQ et Skype — comptent maintenant près de 5 milliards d’utilisateurs actifs chaque mois.

En fin de compte, la responsabilité de faire changer les choses n’incombe pas seulement aux réseaux sociaux, bien évidemment. Elle nous incombe également. Il est temps de recalibrer nos attentes concernant le retour sur investissement proposé par les réseaux sociaux. Qu’obtenons-nous réellement en échange de notre temps et de notre attention ? Actuellement, ce retour peut être beaucoup trop modeste. En fait, beaucoup de personnes déclarent se sentir moins bien après avoir passé du temps sur les réseaux sociaux.