LES MAINS VIDES ?

L’Afrique a-t-elle les mains vides ? Le propos des lignes qui suivent est de rétablir ce que je crois être la vérité historique à ce sujet. Avant d’évoquer rapidement les contributions multiformes de l’Afrique à la civilisation humaine, hier et aujourd’hui, situons cette question dans un contexte universel plus large, celui de l’origine du monde. Où et quand a commencé le monde intellectuel, politique, religieux, éthique dans lequel nous vivons ? À cette question, les savants ont apporté les deux types de réponses ou théories  suivantes. La première théorie est celle du philosophe allemand Karl Jaspers. Dans son ouvrage But et origine de l’histoire (1948), ce philosophe a élaboré la théorie de l’âge axial. Selon celle-ci, l’origine du monde politique, religieux, culturel et intellectuel dans lequel nous vivons remonte au Ve siècle avant J.C. (avec plus ou moins 300 ans d’écart). En effet, c’est pendant cette période qu’ont vécu Homère, Bouddha, Confucius, Jérémie, Amos, Isaïe, Socrate, Périclès, Zarathoustra, Lao-Tseu, Eschyle. Ces personnages contribuèrent tous par leurs écrits et enseignements à élaborer notre monde politique, religieux et intellectuel. Bref, notre monde intellectuel aurait commencé grosso modo avec les Grecs et les Hébreux autour du Ve  siècle avant J.-C. L’affirmation gratuite selon laquelle l’Afrique n’aurait rien apporté, ni à apporter au monde peut s’insérer dans ce cadre.

La seconde théorie est venue de l’égyptologue allemand Ian Assman , auteur d’un livre intitulé : Maât. L’Égypte pharaonique et l’idée de la justice sociale (Paris, Julliard, 1989). Selon lui, le monde intellectuel, politique et religieux où nous vivons n’a pas commencé avec les Grecs et les Hébreux au Ve siècle mais en Afrique dans l’Egypte pharaonique vers le quatrième millénaire avant J.C., avec le mythe fondateur de la Maât (mot égyptien qui signifie à la fois justice, vérité, ordre cosmique et social). C’est un concept fondamental. Selon ce mythe fondateur de la civilisation égyptienne, le rôle du pharaon (le roi de l’Égypte antique) consistait à assurer la Maât, c’est-à-dire garantir la vérité, la justice et l’ordre social et cosmique et, en même temps, anéantir l’Isfet (terme égyptien signifiant à la fois le mensonge, le désordre, le chaos).

En effet, c’est dans l’Égypte pharaonique que l’État comme organisation supra- locale a été inventé ainsi que le calendrier, l’architecture… La balance comme symbole de la justice est aussi une invention de la religion égyptienne. Même le génie judéo-chrétien doit beaucoup à l’Égypte africaine dont on retrouve l’influence dans l’Ancien Testament. Lire Ce que la Bible doit à l’Égypte. Tout cela peut paraître trop lointain. Mais il y a actuellement un consensus parmi les spécialistes de l’Antiquité sur le rôle et rayonnement intellectuel international d’Alexandrie à partir du troisième siècle avant Jésus- Christ dans tous les domaines de la science (sciences humaines et sciences de la nature). Je ne rappellerai pas ici l’importance de la Bibliothèque d’Alexandrie qui avait l’ambition de rassembler les livres produits dans le monde entier. De la Septante. Dans Africae Munus, le pape Benoît XVI nous rappelle cette gloire africaine.

Au début de l’ère chrétienne, les premiers théologiens, penseurs et écrivains de talent du christianisme latin étaient des Africains : Tertullien, Municius Félix, Cyprien, Arnobe, Lactance et plus tard Saint Augustin. Qui peut nier ou contester la qualité de leur contribution à la théologie chrétienne universelle ? Du côté païen, l’un des meilleurs écrivains du deuxième siècle, le seul de son époque dont l’œuvre a atteint le rang de littérature mondiale, était originaire de l’Afrique du Nord, le platonicien Apulée : compatriote et précurseur de saint Augustin, que celui-ci admire très souvent dans ses œuvres, en particulier dans la Cité de Dieu.

Au plan politique, certains empereurs romains tel le philosophe Marc-Aurèle étaient originaires d’Afrique comme le président Obama au XXIe siècle. De là au XVIe siècle, la nouvelle archéologie a mis en lumière de brillantes civilisations dans l’Afrique subsaharienne qui n’avaient rien à envier à l’Occident. Lire Marianne Cornevin, Les secrets du continent noir révélés par l’archéologie. Cet auteur n’est pas africaine mais française. Les archéologues dont elle vulgarise les travaux ne sont pas des Africains que l’on pourrait accuser d’afrocentrisme mais des Européens et des Américains. L’idée du Noir incapable d’innovation a été inventée au XVIe siècle pour justifier l’esclavage et ensuite la colonisation, note Marianne  Cornevin.

En dépit de ce que Mudimbe appelle la « faille » et d’autres la crise africaine, l’Afrique en général et le Congo en particulier n’ont pas les mains vides dans le contexte de la mondialisation. Sans revenir sur les valeurs culturelles que Mgr Muyengo a très bien rappelées à la suite d’Aimé Césaire et du pape Jean-Paul II, il faut citer le leadership exemplaire de Nelson Mandela, l’un des plus grands dirigeants politiques du monde entier, le prix Nobel de littérature Wole Soyinka,  l’apport substantiel des théologiens africains et des sciences humaines (Bate et Mudimbe). Parmi les conseillers qu’il a plu au pape François de choisir pour réformer la structure de la curie romaine figure le cardinal Laurent Monsengwo. Les initiatives pastorales courageuses du cardinal Malula dans la responsabilisation des laïcs ont inspiré plus d’un diocèse en France et en Allemagne. N’est-ce pas là une contribution de valeur à l’Église universelle et donc au monde.

Quittons le monde des vivants pour jeter un regard sur les défunts, les réponses humaines à l’appel universel à la sainteté. L’Afrique est loin d’être stérile. Depuis l’Antiquité, certains de ses fils et de ses filles figurent au nombre des saints mondialement reconnus et internationalement respectés, d’Augustin d’Hippone à Charles Lwanga, de Monique à Bakhita et d’autres. Comme ce survol rapide le démontre, depuis le quatrième millénaire avant Jésus-Christ jusqu’au IIIe millénaire qui est le nôtre, il n’y a pas un seul millénaire au cours duquel l’Afrique s’est présentée indigente, avec les mains vides au rendez-vous universel du donner et du recevoir. Afro-centrisme ? Non assurément, mais simple vérité historique. Il n’est pas jusqu’à la seconde Guerre mondiale où l’apport de l’Afrique, et de la RD Congo, peut être nié ou minimisé. Cette perception n’est pas vraie uniquement au regard interne, c’est-à-dire africain, mais aussi externe au continent. Comme le confirment l’archéologie et cette assertion au sujet de notre pays.

Bill Richardson, ambassadeur américain à l’ONU, déclarait le 5 novembre 1997: « Ce pays renferme des opportunités économiques énormes. Treize pour cent du potentiel hydro-électrique mondial, vingt-huit pour cent des réserves mondiales de cobalt, dix-huit pour cent des diamants industriels ; six pour cent des réserves de cuivre, des riches terres agricoles, une talentueuse et industrieuse force de travail, la moitié de la forêt africaine. Le moteur de la croissance du centre de l’Afrique est au Congo. Il est un pont entre les économies en voie de développement dans le Sud et l’Est de l’Afrique et les nations pauvres de l’Afrique centrale. La stabilité du Congo signifie la stabilité pour la plus grande partie de l’Afrique. » (C’est moi qui souligne).

Notre longue crise multiforme dont nous nous relevons progressivement, la pauvreté anthropologique (Mveng) à laquelle l’Africain a été réduit risque de nous conduire à nous sous-estimer, à notre auto-mépris. La crise de la Grèce actuelle, le berceau antique de la philosophie et des sciences, pays natal de la démocratie et dont les chefs d’œuvre artistiques demeurent encore des modèles, par exemple le canon de Polyclète appliqué de nos jours par les étudiants congolais de l’Académie des Beaux-Arts, la Grèce serait-elle fondée à renier son passé glorieux quoi qu’il lui arrive aujourd’hui ? A l’ère de l’afro-optimisme ne revenons pas à l’afro-pessimisme. Je suis de ceux qui ont foi en l’avenir de l’Afrique et de la RD Congo, à condition que nous en prenions le bon chemin : la formation du capital humain ou l’offre d’une éducation de qualité à la jeunesse, la première richesse du continent. C’est pourquoi j’ai établi ma résidence au Congo malgré les appels alléchants d’ailleurs. Et c’est aussi la raison pour laquelle je suis convaincu que le livre de Mgr Muyengo, Éthique comme Esthétique. Critique de la Postmodernité liquide et Enjeux de la Nouvelle Évangélisation, (Kinshasa, Médiaspaul, 2015, 160 p.) est le bienvenu. Pas besoin d’être théologien moraliste pour le lire et relire. Avec lui et Aimé Césaire, il est beau et juste de penser que l’Afrique constitue un « cœur » de réserve pour l’humanité. À d’autres de le démontrer au plan écologique, eux qui parlent de poumon de l’humanité. Laissons la parole à nos historiens :

« On ne se lasse pas de s’étonner de cette auto-dévalorisation de soi, je veux dire des Noirs par rapport aux Blancs, et de racisme contre soi dans un pays tel que le nôtre : un pays dont certaines régions appartiennent à cette partie du globe où le genre homo s’est constitué, où il a commencé à maîtriser la nature, un pays où comme on le verra à la lecture de Ndaywel è Nziem, des hommes et des femmes ont construit sur des très longs millénaires, des civilisations matérielles, des sociétés politiques, des systèmes de pensée et de spiritualité d’une remarquable diversité et où des peuples présentés à une époque comme le rebut de l’humanité, les « Pygmées »ont su si bien ménager et préserver la sylve que notre pays est aujourd’hui reconnu comme l’un des conservatoires les plus précieux de la forêt et comme l’un des poumons de la terre entière » (Elikia Mbokolo, « Pour que vive l’Histoire », Préface à Isidore Ndaywel è Nziem, Nouvelle histoire du Congo. Des origines à la République Démocratique. Bruxelles, MRAC/Le Cri/Afrique Editions, 2009, p.12-13) .