Les milliardaires excentriques en voie d’extinction

Masako Ohya était-elle la dernière des richissimes connus pour leurs frasques ? Mais qui était vraiment cette dame dont les excentricités, le swing au golf et la fortune ont fait d’elle une héroïne au pays du Soleil levant. 

 

Avec le décès en janvier 1999 de Masako Ohya, d’aucuns ont cru la race des milliardaires excentriques en voie d’extinction. Depuis la disparition de Malcolm Forbes, richissime collectionneur de montgolfières, et la chute de Donald Trump le mégalo, Masako Ohya, dite la « reine d’Osaka » et une des premières fortunes du Japon, a relevé le gant. Riche à donner le tournis, excentrique à la folie, cette mamie nippone a caché, derrière ses mines de petite fille, une femme d’affaires d’acier bien trempé. Complexes immobiliers, palaces, cliniques, compagnies de taxis ou usines textiles, elle ne mesurait que 1 m 50, mais pesait plusieurs milliards de dollars. Rien que de très normal au pays des happy few si Ohya ne s’évertuait à jouer les vieilles dames indignes de la jet-set internationales. À papillonner de cour princière en réception officielle, de première en gala. Très exactement depuis que la mort de son austère ministre de mari, en 1980, l’a relevée de la traditionnelle obligation de réserve et d’humilité des épouses japonaises. Maquillée comme une ingénue de théâtre, enrubannée de froufrous rose shocking, couronnée d’invraisemblables bibis et scintillante de cailloux précieux, c’était Mme Butterfly touchée par la baguette du magicien d’Oz. Le rose était sa passion. Chez elle, dans sa maison-bunker d’Osaka (huit salles de bain et neuf cuisines) ou dans son château de Compiègne (un rustique pied-à-terre XVIIè), tout était de la même couleur bonbon, de la livrée des domestiques aux rideaux en passant par la Rolls.

Roses étaient aussi ses 887 chapeaux et la plupart de ses « tenues de scène », luxueux kimonos, robes grand soir et ses Kelly géants en croco qu’Ohya promène par le monde dans ses malles-cabines. Une obsession monochrome qu’elle attribuait à feu son mari qui, du jour de leur mariage, « ne voulut plus la voir qu’en rose ». Le golf était sa seconde marotte. Elle rodait son swing pendant plus d’un demi-siècle, et se souvenait avec émotion de parties avec le président Eisenhower. Au pays du Soleil levant, ce noble sport est depuis toujours réservé aux hommes, et les femmes sont indésirables sur les greens. Qu’à cela ne tienne, Ohya s’était offert deux 18 trous au pays et un autre parcours en France. Petite revanche, les machos japonais faisaient des pieds et des mains pour jouer sur ses terres. Elle, vêtue de fort seyantes baby-dolls fleuries et chaussée de socques à semelle compensée très pop, arpentait les terrains du monde en compagnie. En ayant soin de faire immortaliser le moindre de ses déplacements.

Car, ce qui semblait donner corps à l’existence sur papier glacé d’Ohya, ce fut toujours SON image. Son secrétaire, Yamamoto, transportait partout pour elle d’innombrables cabas (roses) bourrés de vieilles photos : « Voici mon père, ma mère, mon mari, moi avec M. Courrèges, là avec Hubert de Givenchy », assenait-elle fièrement. Une équipe de télévision privée filmait aussi en permanence, du lever au coucher, chaque minute de son emploi du temps de femme pressée. Des vidéos qu’elle visionnait seule, à longueur de nuit et d’insomnie, sur des écrans géants. « C’est une manière pour mois de vivre deux fois la journée, de remonter le temps », avouait-elle. On sentait poindre derrière la fastueuse et comique Ohya, au-delà de ses lubies et des fantaisies bien ordonnées, une femme plus secrète, un rien pathétique. « Je suis l’ours et le montreur d’ours », ironisait-elle. Irrémédiablement blessée d’avoir été si longtemps l’épouse trop jeune, trop indépendante et trop riche d’un époux de vingt-sept ans plus âgé qu’elle, elle s’indignait encore : « Je me suis souvent battue seule contre tous. Une femme qui réussit au Japon, c’est choquant. Personne ne m’a jamais fait de cadeau ni aidée. » La destinée lui a donné raison sur l’establishment japonais, et a fait d’elle une des héroïnes les plus populaires de son pays. Une histoire à l’eau de rose, en somme.