Loin des partis, la pensée condamnée à rester inaudible

Pour lutter contre le FN, les intellectuels peuvent produire de la critique morale et scientifique, mais le problème est la distance actuelle avec les formations de gauche.

Depuis Jean-Paul Sartre, la figure de l’intellectuel public a perdu de son aura, et se situe plus du côté du conservatisme et de la réaction que de celui du progrès. En même temps, les sciences humaines et sociales sont en pleine expansion. Les chercheurs se comptent par milliers, mais sans le rayonnement international de leurs grands prédécesseurs des années 60 et 70. De plus en plus spécialisés, professionnalisés, ils hésitent à s’écarter de leur domaine de compétences et ont souvent pris leurs distances avec la politique – à moins que ce ne soit l’inverse. Certains, néanmoins, interviennent dans les colonnes des quotidiens et des magazines ou à la télévision.

Avec Zola, l’intellectuel qui sera dit ensuite «de gauche» incarnait à lui seul la raison et les convictions. Dans l’entre-deux-guerres, l’intellectuel a fait le choix de se lier à une force politique, et notamment au PCF. Mais aujourd’hui, où pourrait être le lien avec la gauche ?

Ce qui reste du Parti communiste a cessé d’exercer la moindre fascination, le PS a coupé les ponts avec la vie des idées, liquidant dès mai 2012 le «Laboratoire des idées» que j’avais aidé à monter avec Martine Aubry et Christian Paul. Les mouvements sociaux, citoyens ou culturels comptent en leur sein des intellectuels, mais certainement pas pour qu’ils viennent en donner le sens ; et dans le monde syndical, seule la CFDT conserve une relation réelle avec quelques chercheurs et penseurs.

Dans la campagne présidentielle, les intellectuels publics n’ont pas été spécialement actifs ; quelques chercheurs ont pu aider Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, et c’est plutôt en s’adossant à la pensée technocratique et gestionnaire qu’Emmanuel Macron, même s’il est ouvert aux idées, a construit ses propositions.

Mais considérons le FN. Ce parti raciste, xénophobe, antisémite a longtemps suscité avant tout la critique morale. Puis Marine Le Pen a voulu le «dédiaboliser», et la critique s’est déplacée du côté de la raison : prenons-le au sérieux, ont suggéré les médias, décortiquons son programme économique, social, géopolitique, etc., et mobilisons pour ce faire des compétences.

En fait, les chercheurs ont fait leur travail et apporté des connaissances utiles sur le FN, ses dirigeants, ses électeurs, ses orientations, son vocabulaire, ou encore son implantation territoriale – d’où le retour de la géographie dans le débat public. Comme d’autres, j’ai fait mon devoir, et publié une étude (1) qui examine les tensions internes au FN. Mais leurs contradictions n’embarrassent pas les mouvements populistes, et il ne suffit pas d’argumenter rationnellement pour les affaiblir. C’est pourquoi, il y a un an, comme Farhid Boudjellal et François Durpaire avec leur série de bandes dessinées (2), j’ai choisi la fiction plutôt que le ton sérieux de l’analyse pour mettre en scène des intellectuels, des journalistes ou des responsables politiques s’adaptant au FN. Le séisme. Marine Le Pen présidente (3) commence le jour de son élection et j’imagine les difficultés, les compromis et les compromissions qui s’ensuivent. Nicolas Dupont-Aignan, qui s’y retrouve ministre à la Défense, est monté en grade puisque Marine Le Pen vient d’en faire un Premier ministre !

Seules, la critique morale d’hier et la critique scientifique plus récente sont inopérantes. Il faut marcher sur les deux jambes et veiller à leur articulation. Et surtout il faut embrayer sur la politique – mais on l’a vu les chercheurs sont plutôt rétifs.

Les intellectuels publics sont mal placés pour faire entendre la voix de la raison, et ne peuvent convaincre que ceux qui sont déjà convaincus ; les chercheurs en sciences humaines et sociales hésitent trop à participer au débat politique, ils le feraient peut-être plus volontiers s’il s’agissait d’agir par le bas, en liaison avec des acteurs civiques, sociaux ou culturels.

L’élection vraisemblable et souhaitable d’Emmanuel Macron ouvrira l’espace des possibles. Mais la recomposition du système qu’envisagent les commentateurs les plus optimistes ne se fera que si le mouvement des idées y trouve sa place, adossé à des convictions morales. Que si ceux dont le rôle est de produire des connaissances se sentent mobilisés pour faire face aux forces obscures du mal et de l’irrationnel, contribuer dans l’immédiat à donner un coup d’arrêt au FN, et participer aux réflexions pour ouvrir l’avenir – ce qui prendra du temps à l’évidence.