L’université de Kinshasa en déréliction ?

Le calme est revenu à l’Unikin après la dernière agitation étudiante sur fond de grève des enseignants. À quoi ressemble aujourd’hui, cette alma mater qui a formé une grande partie de l’élite congolaise ? Voici le portrait que Joan Tiloune du journal « Le Monde » en a dressé fin 2016.

À L’UNIKIN s’entassent les étudiants parmi les plus courageux de la planète, placés sous surveillance par le régime de Kabila. Beaucoup d’enseignants, eux, sont absents, négligents, et parfois corrompus. Érigée sur une colline luxuriante, la plus grande université d’Afrique centrale ressemble à une ville délabrée. D’un côté, il y a les jardins fleuris, les allées proprettes et des amphithéâtres bondés. De l’autre, au bout de chemins de terre qui traversent des herbes hautes, ce sont des dortoirs insalubres dépourvus d’eau, de fenêtres, de bureaux, de toilettes et soumis aux incessantes coupures d’électricité. Des étudiants parmi les plus courageux de la planète s’y entassent. Unikin, l’université de Kinshasa, forme des cerveaux et des combattants de la vie, convaincus que le savoir leur permettra de se faire une place dans l’administration, voire dans le petit club de l’élite congolaise. 

« On évolue au rythme du pays. Le Congo est malade, Unikin est mourante », glisse Cédric, 24 ans, étudiant à la faculté de droit. Ce jeune homme aux traits tirés se rend chaque jour dans les quartiers pauvres qui entourent l’université pour remplir des bidons d’eau. « Ça nous forme à la vie, nous endurcit », lâche-t-il en gardant un œil sur son petit stand de vente de crédits téléphoniques.

Profs absents, négligents, corrompus

Faute de bourses, inexistantes à Unikin, c’est ainsi qu’il finance ses études, 300 dollars (287 euros) de frais d’inscription, 33 dollars pour le dortoir, 400 dollars de livres et syllabus parfois vendus à des prix exorbitants par les enseignants. À cela s’ajoute le lidabo, le bakchich pour les assistants de professeurs inaccessibles ou pour atteindre la moyenne. Son étal, il l’a ouvert en face du dortoir des filles, d’où sortent des étudiantes à l’élégance qui relève du miracle vu les conditions de vie sur le campus de plus de 25 000 étudiants. Cédric aime à les regarder, à les taquiner. Plus tard, il sera magistrat mais, pour le moment, il « souffre » et râle contre ses enseignants, souvent absents et négligents, parfois corrompus et, pour certains, indélicats avec les étudiantes. Et puis il y a des indélicatesses plus politiques. « J’ai un professeur fantôme qui est visé par les sanctions américaines », dit-il.

À la faculté de droit d’Unikin, où il s’est d’ailleurs formé, Evariste Boshab est donc un « fantôme ». Entre l’enseignement et le pouvoir, il n’a pas hésité. Président de l’Assemblée nationale de 2009 à 2012 puis vice-premier ministre chargé de l’intérieur et de la sécurité depuis 2014, ce proche du président Joseph Kabila ne s’est pas rendu depuis bien longtemps sur la « colline inspirée », surnom donné à l’université de Kinshasa. Il s’est fait remplacer par Jean-Louis Esambo, qui siège à la Cour constitutionnelle. Evariste Boshab y fait pourtant fonction de professeur de droit constitutionnel et est officiellement à la tête d’un département. La politique l’a mobilisé, et il la pratique avec un zèle qui lui a valu d’être visé le 12 décembre par des sanctions américaines, tout comme le patron de l’Agence nationale de renseignement, Kalev Mutond.

Penseur du « glissement »

Juriste reconnu et auteur de plusieurs ouvrages que l’on retrouve dans les rayons de la bibliothèque décharnée d’Unikin, Evariste Boshab est accusé par Washington de « menacer les institutions et de nuire au processus démocratique ». À en croire l’administration américaine, le professeur Boshab serait aussi l’un des principaux chefs d’orchestre des répressions de manifestations contre le pouvoir et l’un des penseurs du « glissement », la stratégie de Joseph Kabila pour se maintenir à la tête de l’État au-delà du 19 décembre, date de la fin de son second mandat. Ses avoirs sont gelés et sa réputation ternie par des sanctions considérées comme « illégales » par Kinshasa. Sur les bancs de l’Unikin, on reste prudent à ce sujet. « On réfléchit à la politique, on la critique à voix basse, mais on ne débat plus vraiment à l’université, car il y a de nombreux infiltrés et on ne veut pas finir en prison. On a même arrêté il y a quelques mois un faux étudiant, agent du pouvoir, qui nous espionnait, soupire Valère, étudiant. C’est comme du temps de Mobutu lorsque nos parents n’osaient pas discuter de ces sujets. »

Valère cite un autre « fantôme » de l’Unikin. Son professeur de droit, Néhémie Mwilanya Wilondja, n’est autre que le directeur de cabinet du président Joseph Kabila. Ces derniers jours, il fait des va-et-vient entre la présidence et le siège de la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco), où se déroule le « dialogue inclusif » entre le pouvoir et l’opposition sous l’égide de l’Église catholique. « Ces responsables politiques se contrediraient entre ce qu’ils font et ce qu’ils enseignent. »

Campus en déréliction

Unikin reste une université de renom en République démocratique du Congo, l’un des plus prestigieux établissements du pays. Une institution créée en 1954, six ans avant l’indépendance et deux avant la célèbre université Cheikh Anta Diop de Dakar. Les Belges ont louvoyé et tout fait pour retarder sa création, redoutant que l’université soit le terreau idéologique de la lutte pour l’indépendance. En vain. Plus tard, les étudiants d’Unikin ont osé protester contre les dérives dictatoriales du maréchal Mobutu, qui réprima sans retenue la marche estudiantine pacifique du 4 juin 1969. Le chef de l’État nommait toujours des recteurs membres de son parti pour assurer la diffusion de son idéologie, et surveillait comme le lait sur le feu ce campus menaçant. Puis il coupa les budgets universitaires. Mais Unikin continua de tourner, vaille que vaille.

En vue des premières élections libres, en 2006, par peur de revendications estudiantines, fut publiée « une instruction relative à l’apolitisme dans les milieux universitaires », note le chercheur et recteur de l’époque, Bernard Mumpasi Lututala, dans un article rédigé pour le centre de recherche Codesria, à Dakar. La lente déréliction du campus se poursuivra. Unikin, la fierté africaine d’autrefois, s’est tellement dégradée qu’elle fait honte à une partie de l’intelligentsia kinoise.

« La RDC ne produit plus d’intellectuels »

« De par les conditions de vie de plus en plus dures, la RDC ne produit plus d’intellectuels, déplore un professeur qui requiert l’anonymat. Les conditions des étudiants sont catastrophiques et la liberté d’expression, la liberté de penser sont des concepts absents du campus tant le pouvoir en place exerce un contrôle sévère. »

En cette période de crise politique, le régime de Joseph Kabila a adopté des mesures strictes : interdiction de manifester, arrestation d’opposants, fermeture de médias considérés de l’opposition, suspension du championnat de football et blocage des réseaux sociaux à compter de dimanche 18 décembre, soit la veille de la fin officielle du second – et en principe dernier – mandat de Joseph Kabila.

 « Ce n’est pas à l’université qu’on vient faire de la politique. La République démocratique du Congo a besoin de responsables bien formés », martèle le recteur de l’université qui vient d’entamer une tournée des facultés pour rappeler l’obligation d’apolitisme sur le campus. Et de menacer les désobéissants de sanctions lourdes. À l’Unikin, on étudie, on pense, on survit, mais on ne s’exprime pas. Les « fantômes » surveillent le campus.