Maboula Soumahoro : «C’est aux Etats-Unis que je suis enfin devenue noire»

Dans un ouvrage hybride, sorte d’essai autobiographique, la docteure en civilisations du monde anglophone fait converser son parcours et des réflexions sur l’identité noire. Elle analyse la diaspora africaine et revendique la notion de race, loin de l’idée que pour s’entendre il est nécessaire de cultiver l’illusion que nous sommes identiques.

Elle parle de ses travaux de recherche et de sa vie en miroir. Dans le Triangle et l’Hexagone, réflexion sur une identité noire (la Découverte), Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences à l’université de Tours, revient sur ses thèmes de recherche, (la diaspora africaine et le «triangle atlantique», qui relie l’Afrique, l’Europe et les Amériques). Mais l’ouvrage est aussi le récit du parcours, rare, d’une femme, noire, transclasse. Née à Paris dans une famille originaire de Côte-d’Ivoire économiquement précaire, Maboula Soumahoro est aujourd’hui docteure en civilisations du monde anglophone. Ses trajectoires intellectuelle et personnelle sont intimement mêlées, et elle assume ce pas de côté vis-à-vis de la posture intellectuelle classique revendiquant la distance critique. «La distance m’est impossible. Je lui préfère le point de vue.» Enfant, elle ne se sentait ni vraiment ivoirienne ni vraiment française. C’est en poursuivant ses études aux Etats-Unis que son «identité noire, transnationale, diasporique s’est forgée». C’est aux Etats-Unis, écrit-elle encore, «que je me suis définie comme française et qu’on m’a crue». Maboula Soumahoro emploie les mots «race», «noir», «blanc» : «Il ne s’agit pas d’essence ou de biologie, écrit-elle, mais de fabrication et de construction.» Et regrette l’aveuglement de la France face à la question raciale.

Le mythe du retour traverse vos recherches sur la diaspora africaine. Pourquoi ?

νSans doute parce que j’ai moi-même été élevée dans le mythe du retour. Je suis la fille d’immigrés ivoiriens. Je suis née à Paris, j’ai grandi en France dans les années 70 et 80 à une époque où mes parents pensaient qu’on repartirait. Le but était de bien travailler à l’école et de constituer l’élite ivoirienne. Il y avait des valises à la maison, mes parents parlaient le dioula. La France, c’était dehors, c’était ailleurs. La France n’était pas à moi. A la cantine, je découvrais des plats comme le chou-fleur. La France elle aussi me renvoyait l’idée que je repartirais. J’étais une «immigrée de deuxième génération». Cette expression n’a aucun sens ! On n’immigre pas sur deux générations ! Je n’ai pas grandi en me sentant française. Pour moi la France était blanche. Les années 80, c’est aussi l’émergence du FN qui demandait le retour massif des immigrés dans «leur» pays, «la France aux Français»… A la fin des années 80, le rêve de retour de mes parents s’est estompé, ma mère a compris, je crois, qu’on allait rester. Et moi, je me disais que je n’avais pas envie de vivre en Côte-d’Ivoire, où je n’étais allée qu’une fois. Mais cette question du retour, qui me faisait parfois peur, petite, m’a hantée. Et beaucoup plus tard, lors de mes études universitaires, elle m’est revenue.

Comment ?

νMes recherches portent sur les dispersions, les croisements, les projets de retours, réels ou imaginaires, de la diaspora africaine. Sur le «triangle» qui relie l’Afrique, l’Europe et les Amériques. Les idées de terres d’origine et de retour font partie d’une longue tradition intellectuelle et politique, de Marcus Garvey au mouvement rastafari afro-jamaïcain. Elles nourrissent aussi la littérature diasporique, de Maryse Condé [l’auteure guadeloupéenne de la saga Ségou, ndlr], à Yaa Gyasi [auteure américano-ghanéenne de No Home], de Léonora Miano ou de l’essayiste Ta-Nehisi Coates. Lors de ma maîtrise en France, j’avais travaillé sur l’histoire du Liberia. Cet Etat est né d’un projet philanthropique au XIXe siècle, visant à faciliter le retour en Afrique d’anciens esclaves noirs chrétiens. Qui étaient ces Noirs des Amériques qui décidaient de rentrer «à la maison» ? Que pensaient-ils trouver en fondant le Liberia ? Comment imaginaient-ils cette Afrique qu’ils avaient perdue ? Mais à l’époque, je mettais encore une grande distance entre les Noirs américains et moi. C’est aux Etats-Unis que j’ai compris que, moi aussi, je faisais partie de ces populations dispersées qu’un ailleurs hantait. Les conditions extérieures et les histoires sont différentes, mais la nostalgie, les complexes, ces liens qu’on maintient, parfois bien mal, se font écho. Moi aussi, j’ai perdu l’Afrique.

C’est aussi aux Etats-Unis que vous découvrez réellement la notion de diaspora.

νA New York, j’ai étudié l’Atlantique noir du sociologue Paul Gilroy (éd. Amsterdam, 2017). Cette diaspora, cette dispersion née de la traite transatlantique, a créé des communautés transnationales connectées notamment par la culture (la musique, la nourriture, les vêtements, les langues…). C’est ce qui fait que quand j’arrive au Sénégal, à New York ou en Jamaïque pour la première fois, il y a une intimité immédiate, une connexion, une reconnexion. Ces endroits ne m’appartiennent pas exclusivement, mais je peux m’y fondre. C’est ça, la diaspora. Les chercheurs internationaux utilisent le terme de diaspora depuis les années 60. Elle se caractérise par le départ de populations d’un endroit pour aller dans au moins deux endroits différents. Ce départ est dicté par la nécessité, une catastrophe, une guerre, une tragédie. Ce qui compte surtout, ce sont les relations que les populations en situation de diaspora développent avec leur terre d’accueil (souvent hostiles) et les liens qu’elles maintiennent entre elles comme avec leur point de départ. Ce lien peut être concret, imaginé, ou fantasmé. L’outil d’analyse de la diaspora permet la comparaison et la complexité. Etre noir dans les Amériques, en Europe ou en Afrique, c’est différent. Les chercheurs spécialistes de la diaspora africaine ont dû renouveler les catégories habituelles d’analyse pour étudier un territoire aussi grand que le «triangle atlantique» et ne pas se laisser corseter par les frontières nationales, tout comme leurs sources et leurs archives : les premiers concernés par la diaspora ont laissé peu d’archives écrites. Voilà autant de questions sur lesquelles j’aimerais que l’on puisse réfléchir sereinement, en France aussi, sans polémique, sans crainte d’une révolution noire !

Justement, comment situez-vous les black studies en France ?

νEtudier la diaspora amène à éclater tous les modèles et toutes les frontières. Cela oblige à une refonte totale des disciplines françaises, à faire travailler ensemble des philosophes, des politologues, des linguistes, etc. Quelques éléments vont dans ce sens, mais il faudra aussi mélanger les profils des chercheurs, s’assurer qu’il n’y ait pas que des personnes blanches à travailler sur les questions touchant à l’Afrique et aux connexions transatlantiques. Il paraît aujourd’hui évident à tous que les femmes doivent être présentes dans les études sur le genre et le féminisme. Eh bien c’est pareil pour les autres catégories. Cette transformation profonde se fera sur un temps long, mais elle ne se fera pas toute seule. Gardons en tête que les black studies aux Etats-Unis sont nées des mobilisations pour les droits civiques.

Dans votre trajectoire personnelle aussi, votre séjour universitaire aux Etats-Unis est une rupture. Pourquoi ?

νMa famille ne voulait pas que je parte à New York car à ses yeux ça m’éloignait encore de l’Afrique ! Paradoxalement, c’est justement là-bas que j’ai commencé à m’interroger sur la France et sur l’Afrique. C’est aux Etats-Unis que je suis enfin devenue noire. J’ai été encouragée par un professeur spécialisé dans les cultures des Caraïbes. «Tu t’appelles Soumahoro ? Et tu connais l’histoire de ta famille ?» Je lui ai répondu que ma mère m’avait un peu raconté. «Ce ne sont pas seulement des histoires qu’on raconte, m’a-t-il répondu. C’est aussi une histoire que tu peux étudier.» Les Soumahoro ont une généalogie prestigieuse, ma mère nous disait, à mes quatre sœurs et moi, que nous étions des princesses. Mais je ne voyais pas du tout en quoi on était des princesses à la cité. Une princesse, c’était blond, avec des longs cheveux, et ça vivait dans un château. J’ai alors demandé à ma mère de me parler. J’ai lu le Maître et la Parole [l’écrivain guinéen Camara Laye retrace l’histoire de Soundiata Keïta et de la fondation de l’Empire du Mali au XIIIe]. Aux Etats-Unis, échanger avec des profs noirs, africains-américains ou jamaïcains, a été essentiel. Ils m’ont révélé que l’histoire africaine, mon histoire, pouvait être un objet d’étude. Que je pouvais me servir des histoires de ma mère, que cela aussi pouvait devenir une source précieuse. L’archive n’est pas forcément désincarnée.

Vous dites que vous êtes «devenue noire» : qu’est-ce pour vous qu’être noire, et que mettez-vous derrière la notion de «race» ?

νA mes yeux, être noire équivaut à accepter la catégorie historique et politique, ancrée jusque dans le corps et construite comme inférieure et en retourner le stigmate, la valoriser. La notion de race renvoie aux constructions sociales, pas à la biologie. Je ne connais pas l’être humain qui incarnerait la frontière, la limite, entre les catégories noire et blanche. Qui est le plus foncé des Blancs et le plus clair des Noirs ? On ne peut qu’insister sur l’absurdité de la catégorisation fondée dans la biologie et l’apparence physique. Cela dit, la réalité sociale, politique et économique de la catégorisation raciale est indéniable.