Martin Luther King, héros tragique

L’unanimisme autour de la célébration de la mort du leader noir revient à l’ensevelir une seconde fois. Lui qui, à la fin de sa vie, dénonçait un système économique injuste et pas seulement un Sud ségrégationniste.

 

Cest jours-ci aux Etats-Unis, dans une unanimité de rigueur, on célèbre le cinquantenaire de la mort de Martin Luther King. L’hommage national est l’occasion d’un exercice patriotique dont se délectent le Président et ceux qui, comme ce dernier, défendent pourtant tout ce que King condamnait, honnissent tout ce qu’il incarnait. Dans le catéchisme du jour, King est rêvé «postracial». Mais l’histoire se joue du mythe : il y a quelques jours à peine, les policiers, qui avaient tué Alton Sterling, en 2016, père de famille noir de Bâton-Rouge (Louisiane), ont été acquittés. Pour ajouter l’insulte à la blessure, le procureur évoque un «usage raisonné et légitime de la force». Quelques jours après, on apprenait la mise à mort d’un jeune Noir désarmé à Sacramento, tué de 20 balles policières. Un de plus. Devoir d’hommage national et rituel civique, la commémoration de la mort de King permet de ne pas voir ces morts noires de 2018, et de feindre de croire qu’elles n’ont aucun rapport entre elles. Plus encore, ériger depuis Washington un autel à sa gloire, c’est l’ensevelir. Ne plus l’entendre.

La mise à mort de King le 4 avril 1968 fut une nouvelle éruption de la violence tragique de la démocratie américaine, pour laquelle tombèrent sous le feu les présidents Lincoln et, peu avant, Kennedy. King, foudroyé, les rejoignit alors dans le mythe de fondation de la nation. La tragédie émergea à Athènes afin de révéler à la Cité l’existence d’une souillure originelle, d’un déchirement interne, d’un dilemme appelé à être résolu par la démocratie naissante. Ici, c’est le crime inaugural du racisme qui est dit et l’absolution civique attendue. King fut donc construit comme un héros tragique, une figure sacrificielle, expiatoire, dont la mort était un tribut à cette démocratie américaine que l’on veut providentielle, forcément en marche pour le juste, le bien, l’exemplaire. King est un héros parce que, dit-on, il a donné sa vie pour faire advenir l’idéal démocratique américain entravé par les archaïsmes des Etats du Sud. Il est loué pour ce qu’il a réussi : le vote en 1964 et 1965 des lois mettant fin à la ségrégation raciale et à la privation du droit de vote. Hommage et grâce soient donc rendus, a-t-on suggéré à Washington, à ce héros national, figure du courage physique et moral, pour l’avoir emporté sur le provincialisme barbare.

Mais si King mérite le nom de héros, ce n’est pas pour ses réussites, mais justement pour ses échecs, ses initiatives inabouties, son insatisfaction profonde et ses récriminations constantes. Le courage de King n’est pas de s’être «sacrifié» au nom de la liberté pour la démocratie américaine, c’est de s’y être confronté en vain. Dans son cours le Courage de la vérité, Foucault met en avant la figure du parrèsiaste, ce sujet politique conscient, indispensable en démocratie, dont le courage réside dans le discours de vérité. Sa franchise, son «dire vrai», au risque de compromettre le dialogue instauré avec celui qui subit le réquisitoire et, peut-être d’y perdre la vie, font du parrèsiaste la figure même de l’éthique en démocratie.

King s’est adonné toute sa vie à cette parrhêsia et, avant de lui coûter la vie, elle lui coûta la solitude, la disgrâce et l’opprobre général. Lorsqu’il meurt en 1968, son isolement politique et moral est criant. Son dire vrai est insupportable, déjà on ne peut plus l’entendre. Sa critique anticapitaliste et sa dénonciation visionnaire des inégalités de richesses nées de l’exploitation des Noirs et des institutions au service du marché étaient déjà intolérables. Il n’est plus reçu par les organisations réformistes les plus en vue, et subit les accusations létales d’antiaméricanisme, de communisme, de radicalisation. La gauche le lâche : à la veille de sa mort, seuls 30 % des Américains le jugent favorablement. Qu’il condamnât publiquement les errements impérialistes américains au Vietnam était une nouvelle subversion, celle qui acheva de lui aliéner ses partisans les plus résolus : le New York Times, dont la couverture de la lutte des droits civiques au Sud quitta rarement la une, le juge désormais usé, aigri, nuisible à la cause qu’il défend. Mais son impertinence fondamentale, celle qui lui vaut un tel désaveu, est ailleurs.

King n’accuse pas les suprémacistes blancs d’être les principaux ennemis de l’égalité. Ceux qu’il met au défi de partager l’espace, le pouvoir et les richesses avec les Noirs et autres opprimés sont ceux-là même qui se disent les amis de la cause. Déplorant «le silence consternant des braves gens» et la complaisance fondamentale des réformistes bon teint, il transgresse le grand récit national d’une avancée messianique vers la justice et l’harmonie ralentie par un Sud désuet mais relancée par les forces du progrès. Il accuse les démocrates des grandes villes du Nord – la gauche pour le dire vite – de freiner le passage à un régime d’égalité réelle qui supposerait emplois, éducation, salaires décents, logements dignes et jouissance du pouvoir politique pour les opprimés et démunis de toutes races. Au grand mensonge d’un racisme cantonné aux anciens Etats esclavagistes, King répond qu’il est une partie intégrante de l’économie politique du pays et lève le voile sur un racisme institutionnel plus redoutable encore dans la Californie des hippies, le Chicago progressiste ou le New York des liberals.

En 1964, il se rend en Californie pour lutter contre la perspective d’un référendum local, dit «Proposition 14», dont le but est de s’opposer à une mesure de lutte contre la discrimination au logement. Bien loin du vieux Sud, il se fait huer, et le «Golden State» obtient, avec 75 % des votes, de sauver sa ségrégation spatiale, les ghettos ici, et les banlieues bien blanches là. Neuf mois plus tard, c’est à Los Angeles que l’arrestation arbitraire d’un jeune Noir provoque la rébellion urbaine du ghetto de Watts, qui fera 34 morts.

Dans le très progressiste Massachusetts, en 1965, il expose ce racisme latent, poli, qui pousse son cher Boston (il y passa sa thèse et y rencontra son épouse) à adopter dès 1961 des mesures de contournement d’une carte scolaire soumise à l’impératif de mixité raciale. Sans faiblir, il dévoile encore la pusillanimité des Eglises et l’ambiguïté des syndicats qui, non contents de privilégier les Blancs, se détournent de lui lorsqu’il dénonce le siphonnage budgétaire des politiques sociales au nom de l’impératif guerrier au Vietnam.

King a échoué à bien des égards mais Sisyphe peut-il l’emporter ? Aujourd’hui, ils sont nombreux, les enfants de King, à ne pas être surpris de la conquête de la Maison Blanche par l’idéologie de la supériorité blanche. Ils ont hérité de son «courage de la vérité» et ne sont ni dupes de la récupération opportune de King par l’establishment, ni de la commisération tiède de la gauche de 2018 face au déni de justice et à l’exclusion sociale des Noirs (et qui brille par son absence dans les cortèges). King n’est pas mort pour l’Amérique mais pour la justice en Amérique. C’est cette vérité qu’il faut célébrer.

Auteure de : la Couleur du marché, Seuil, 2016.