Ne laissons pas l’identité devenir une assignation

L’identité n’existe pas en soi, elle n’est pas figée mais un processus. En lui retirant son caractère mouvant, on la réduit à une notion excluante, voire stigmatisante.

Depuis quelque temps déjà, le débat public français se cristallise beaucoup, peut-être trop, sur la question des identités. Identité nationale par-ci, chrétienne par-là : les sensibilités souverainistes et conservatrices font leur miel d’une invocation lancinante de quelques formules sans appel. Certains même – «les identitaires» autoproclamés – font de la notion un étendard, pour mieux distiller dans le débat des idées délétères. En face, il est devenu de bon ton, chez ceux qui s’efforcent de résister à la vague, de condamner toute invocation publique de l’identité, sacrifiant la notion sur l’autel d’un débat politique qui excelle dans les clivages sémantiques. Et pourtant, l’identité mérite-t-elle d’être instrumentalisée de la sorte ? Qui peut nier que le mot identité participe désormais des processus d’autodéfinition et d’exposition dans l’espace public de tous les individus contemporains ? Qui peut nier que les processus d’identification à des collectifs de toutes sortes alimentent désormais la transformation continue de nos sociétés dans leur ensemble ? Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les invocations récurrentes ou volcaniques des identités professionnelles – pensons aux conducteurs de taxis chahutés par les plateformes internet – ou de genre – pensons à la marche des femmes du lendemain de l’investiture présidentielle aux Etats-Unis. Celles liées à la résurgence des appartenances locales – pensons à ces innombrables chantiers ouverts autour de l’économie circulaire, du patrimoine, de l’entretien du paysage, etc. – et celles visant à la reconnaissance des minorités sexuelles. Pensons au cas emblématique de l’affirmation de la «fierté homosexuelle». En tant que telles, toutes ces manifestations et les invocations associées d’identités multiples méritent d’être prises au sérieux dans le débat public. Certes, la valeur conceptuelle de la notion d’identité reste âprement discutée au sein des sciences humaines et sociales. Mais quand ils portent leurs analyses sur la place publique, ces chercheurs et ceux qu’ils inspirent ont-ils vraiment de bonnes raisons de condamner le mot, pour la seule raison que certains en font un usage délétère, alors que ce mot et le phénomène qu’il révèle traversent nos sociétés dans l’extraordinaire diversité de projets collectifs qui la constituent ? Sans doute pas et ce pour plusieurs raisons.

La première, et la plus fondamentale sans doute, renvoie aux règles élémentaires qui devraient guider tous ceux qui veulent comprendre le monde dans lequel ils vivent : il faut toujours prendre au sérieux ce que les acteurs disent et disent d’eux-mêmes avec les mots qui sont les leurs.

La deuxième relève d’un constat : les invocations identitaires que l’on voit fleurir ne véhiculent pas une seule et même façon de dessiner un projet social et politique. Si certaines signalent un souci de repli sur soi, d’autres – et ce sont peut-être les plus nombreuses – sont éminemment ouvertes à l’altérité et progressistes.

La troisième suppose qu’on reconnaisse une valeur analytique à la notion, même ténue : les critiques de l’identité – des «identitophobes» ? – reprochent volontiers à ceux qui l’invoquent de participer tantôt à l’enterrement de la question sociale, tantôt à la subversion du projet républicain, voire les deux. Et il est vrai que certaines des voix qui portent la notion aux nues aujourd’hui – les «identitodules» ? – ont l’un et l’autre de ces objectifs, voire les deux, à leur programme. Mais si, tout au long des deux siècles passés, la question sociale et le projet républicain n’ont pas été formulés à l’aide de la notion d’identité – et pour cause puisque la notion d’identité ne s’épanouit dans les débats scientifiques et politiques qu’à partir des années 60 – ne l’ont-elles pas été à l’aide de notions autres qui aujourd’hui sont largement englobées dans le registre identitaire ? Marx a bien proposé une lecture du social en termes de «conscience de classe» qui a ouvert la voie à l’invocation, bien ultérieure certes, de «l’identité ouvrière». Les théoriciens contemporains du républicanisme ont quelques raisons de faire place dans leur lexique aux notions d’«identité républicaine», voire d’«identité nationale», quand la République qu’ils invoquent constitue l’horizon politique d’un collectif tissé par des formes de subjectivité et d’identification politique tendues vers cet horizon.

Bref, pour ces trois raisons, l’analyse académique et le débat public n’ont aucune raison de purger leur lexique en ostracisant le mot «identité». Et ils n’ont aucune raison de laisser le champ libre à ceux qui en font un usage manipulateur. Mais qu’on se comprenne bien : pour traiter de ce phénomène social avec rigueur et honnêteté, il est de notre devoir de faire la part des choses et des mots, et de le faire savoir. Plus précisément, il convient de montrer et de rappeler aussi souvent que nécessaire les deux choses suivantes. D’abord, l’identité n’est pas une chose en soi, mais le produit d’un processus d’identification dans lequel l’individu est actif et volontaire ; autrement dit, l’identité a plus à voir avec des notions comme l’amour, la douleur ou la compassion, toujours subjectifs, jamais objectivables. Dans un temps où les appartenances ne dérivent plus automatiquement d’un ordre social préexistant, toute proposition visant à assigner des individus à des identités spécifiques s’apparente à une violence symbolique illégitime.

Ensuite, faire société exige de faire place à toutes ces formes d’identification tout en veillant à leur coexistence au sein d’un «tout» nécessaire. Faute de quoi, les revendications identitaires deviennent excluantes et un ferment de décomposition sociale et politique. Toute stigmatisation sur des bases confessionnelles, sexuelles, ethniques ou autres, participe de la négation même du vivre ensemble nécessaire à la dynamique vitale de recomposition de nos sociétés.

Ne laissons pas l’identité aux identitaires ; ne laissons pas les dynamiques identitaires de recomposition sociale être dévoyées par ceux qui, par micros et tribunes interposés, veulent nous imposer quelques identités toutes faites, indurées par la vertu de la propagande. L’assignation identitaire, la face noire de la rhétorique du même nom, sera toujours gagnante si on ne lui oppose pas, avec détermination, une alternative, ouverte et émancipatrice

Bernard Debarbieux,

Professeur à la faculté des sciences de la société et de l’université de Genève.