Où est passé le lobby kasaïen luba

Comme premier geste de son action politique à la tête du gouvernement, Bruno Tshibala a prévu de se rendre au Kasaï, la terre de ses ancêtres, en proie à une instabilité. Est-ce pour « implorer » leur bénédiction ou est-ce pour rechercher le soutien à son action du groupe de pression des hommes d’affaires, jadis puissant ? 

Bruno Tshibala Nzenzhe ne veut pas commettre la grosse erreur de Samy Badibanga. Qui a laissé son vice-1ER Ministre et ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, Emmanuel Shadari lui voler la vedette dans la gestion du dossier sécuritaire de « Kamuina Nsapu ». Pourtant, c’est au Kasaï, chez lui, qu’il devait aller d’abord chercher la légitimité populaire à sa nomination controversée au poste de 1ER Ministre. C’est désormais de l’histoire ancienne, la parenthèse Badibanga à la primature. En tout cas, Bruno Tshibala l’a compris si vite. Il ne veut pas ressembler à un « roi fainéant ». Il a annoncé vouloir se rendre au Kasaï. Officiellement pour se rendre compte de la situation sécuritaire et apporter un réconfort moral aux populations.

Mais dans certains milieux politiques de Kinshasa, on pense que le 1ER Ministre est en quête de reconnaissance politique par les siens, notamment par le lobby kasaïen luba des diamantaires. Le gouverneur MP du Kasaï-Oriental, Alphonse Ngoyi Kasanji, Ngokas, négociant en diamant, se serait chargé de la tâche de faire accepter le 1ER Ministre par les milieux des diamantaires. Il a tenté de le faire pour Samy Badibanga Ntita, mais en vain. On se demande si le lobby luba kasaïen, qui a porté à bras-le-corps Etienne Tshisekedi et l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) existe encore et s’il est toujours puissant.

Culture des affaires

Le Kasaï, avec son diamant, symbolisait le rêve américain à la congolaise. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. À Mbuji-Mayi (Kasaï-Oriental) et à Tshikapa (Kasaï), la population s’inventait à partir de l’exploitation artisanale du diamant. Les enfants se forgeaient des modèles de réussite dans le milieu ambiant. Dans les années 1960, parmi les immigrés de Bakwanga, il y avait des commerçants de carrière qui, malgré les difficultés, parvinrent à faire prospérer leurs affaires. C’est le cas de Beya Mwamba, Nkolongo Cocovera, Mukeba Kafuka, Ilunga Icado, François Tshibabala, Joseph Tshidimu, Jean Ilunga Imprilu, André Mutambayi… Ils furent parmi les premiers opérateurs économiques du Kasaï. Ils avaient une culture des affaires héritée à Luebo, Tshimbulu, Bukavu, Léopoldville, Luluabourg ou au Katanga d’où ils étaient venus.

Puis, vint l’ère des « trafiquants », creuseurs et négociants de diamants, dans les années 1970 et 1980. Les trafiquants avaient une autre culture des affaires. Ces nouveaux héros s’illustraient par des excès qui affolaient tout le monde. Des noms sont restés célèbres : Mukendi Fontshi wa Tshilenge, Mukeba Bukula, Bimansha Suminyina (Bimsum), Lukusa Tanzi, Nyanguila Champion, Katompa Lubilanji, Tshibangu Biayi (Maison des meubles), Tshango, Tshamala Alida, Ngoyi Tshangolard, Vantraska, Ngandu Malik, Tshikas, Mulele (Moustache ya mbongo), Mukandila Monji Mule (3M)…

Et dans les années 1980, époque où avait enflé la bulle de diamant, ils voulaient s’offrir des voitures de luxe, des voyages en Europe ou aux États-Unis. Ils cherchaient à accumuler à la vitesse de l’éclair des fortunes pour se présenter en bienfaiteurs des démunis et des musiciens. Ils voulaient, ils voulaient. C’était encore snob. Par exemple, Mukendi Fontshi (Fonds Tshilenge) avait des avions. Son oncle paternel, Aubert Mukendi, s’occupait de la gestion de Fontshi Air Service (FAS). Cette compagnie avait fini par faire faillite. Amoureux de tout ce qui brille, les trafiquants de diamants constituaient la grande majorité d’opérateurs économiques du Kasaï.

C’est que tous ne pensaient pas qu’à « la fête », à l’enjoy. Certains se sont rachetés  une conduite des affaires, tel Serge Kasanda Serkas, surnommé FMI. Il est aujourd’hui entre autres un grand entrepreneur dans l’immobilier. On ne peut pas ne pas citer Ngokas, le gouverneur ; Tshim Lay et d’autres jeunes qui ont commencé à émergé à partir des années 1990 loin des puits de diamants. Mais autour de ces hommes d’affaires, il y avait des hommes politiques, tel Jonas Mukamba, des chefs traditionnels dont l’influence était avérée sur la conduite des affaires dans la province et dans le pays.

Dans le contexte de la Deuxième République, ceux qui montaient financièrement en puissance, étaient dans le viseur du régime au pouvoir. C’est ainsi que des trafiquants ou d’autres hommes d’affaires cherchèrent des relations, des alliances dans l’entourage des hommes forts de la province de l’Équateur, des dignitaires du régime ou carrément auprès des membres de la famille présidentielle. Ceux qui n’étaient pas en odeur de sainteté auprès des dignitaires du régime, étaient bannis et leurs biens confisqués. Sous le parti-État, les personnes fortunées représentaient un danger supposé ou réel pour le pouvoir. C’est pourquoi, elles devaient lui faire allégeance. Sinon, elles risquaient de tout perdre.

Kalonji Nsenda, un des grands hommes d’affaires du Kasaï, fondateur du groupe ICCI spécialisé dans l’importation des produits alimentaires, fut spolié par un dignitaire de Mobutu, actuellement sénateur. Trafiquant de diamants, à ses débuts, il monta l’établissement Kansebu, dans les années 1960, à Ngandajika dans le Kasaï-Oriental, avec des représentations à Mbuji-Mayi, Kinshasa et Matadi. Plus tard, cette société se mua en groupe ICCI. Comme lui, Nkolongo Cocovera, propriétaire de Tanko Hôtel et l’un des hommes d’affaires de la première génération à Mbuji-Mayi ; Mutambayi André Motors, un des grands transporteurs privés au Kasaï et à Kinshasa avec sa société Auto Services Zaïre ; et bien d’autres magnats kasaïens gardent un triste souvenir du régime de la Deuxième République. Dans cette atmosphère délétère, que serait né le lobby luba kasaïen en soutien quasi naturel à Etienne Tshisekedi, fils du terroir, et à l’UDPS qui combattaient le régime de Mobutu.

Symbole de la résistance

Tshisekedi était considéré comme « le symbole de la résistance » face à Mobutu Sese Seko, le « Grand Léopard » à travers le pays. À chaque fois que Tshisekedi était nommé 1ER Ministre, on observait une chute brutale du taux de change, notamment sur le marché parallèle. En 1993, lorsqu’il fut encore évincé de la primature, au profit de Faustin Birindwa, ancien de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), l’espace géographique kasaïen refusa de cautionner sa réforme monétaire. Ce qui donna lieu à un « dédoublement des institutions » : Birindwa et son gouvernement légal sur l’avenue Roi Baudouin tandis que Tshisekedi et son gouvernement tenait conseil des ministres sous le manguier sur l’avenue Pétunias à Limete.

Sur le plan économique, la conséquence est que le nouveau zaïre mis en circulation par le cabinet Birindwa fut boycotté au Kasaï, fief de Tshisekedi, à l’instigation du lobby kasaïen luba. La politique est sociologiquement en Afrique avant tout une affaire de clan et de tribu. Les opérateurs économiques de la région lui ont préféré le zaïre ancien jusqu’à l’avènement du franc congolais, cinq ans plus tard. Il a fallu un subtil tact politique et un peu de lobbying avant que l’ancien gouverneur de la Banque centrale, Jean-Claude Masangu Mulongo, ne lançât le franc, mettant ainsi fin à l’existence des deux zones monétaires dans le pays. Bruno Tshibala est loin d’oublier cet épisode.

Le Kasaï est en général acquis au « changement » qu’incarnait Tshisekedi. Se mettre en travers de cette logique implacable, c’est être taxé de « vendu ». Le lobby kasaïen luba est une sorte de nébuleuse. Personne ne sait dire avec exactitude qui est derrière ce groupe de pression. Sinon il y a surtout des fortunes qui se sont bâties à l’ombre du pouvoir. C’est ainsi que les diamantaires, les commerçants, les industriels et les investisseurs… qui refusaient de faire allégeance au pouvoir ont été mis à l’index, accusés de « subversion », c’est-à-dire de financer l’opposition ou l’UDPS.

Dans ce climat délétère marqué par la peur du lendemain à cause de la dérive dictatoriale, un changement de direction à la tête du pays était tacitement soutenu par la majorité des patrons locaux dont la culture des affaires est fondée sur la logique de l’entreprise individuelle ou familiale. Vu sous cet angle, un bon environnement des affaires suppose un ensemble des conditions politiques, légales, institutionnelles et réglementaires pour régir le bon exercice des affaires. Tel ne fut pas le cas sous le régime de Mobutu, fait remarquer un fils d’un ancien ministre des Finances, puis de la Culture dans les années 1960, devenu aujourd’hui entrepreneur agricole au Plateau des Bateke. Par exemple, souligne-t-il, le petit commerce n’est pas l’affaire exclusive des nationaux. Le trafic d’influence est tel que le « terrorisme  fiscal et douanier » est devenu la norme. L’État étant devenu la bête dont tous les dignitaires du régime et leurs dépendances pouvaient et devaient se servir.

Le changement politique est souhaité par les patrons qui aspirent à l’émergence sans un quelconque soutien du régime politique. Les entrepreneurs se heurtent à des contraintes politiques, réglementaires et administratives plus lourdes. Les droits de propriété et autres étant moins bien protégés… Pour eux, seul l’État véritablement de droit pourra assurer la régulation économique essentielle et constituer, de ce fait, le vecteur capital de développement économique et social. Et l’UDPS, avec son leader Tshisekedi, pouvaient incarner le mieux cet idéal d’État de droit. Le changement du climat des affaires dans le pays est finalement une nécessité pour le développement du secteur privé véritable, garanti par la sécurité juridique et judiciaire des investisseurs.