Partis politiques… comme des entreprises familiales

En 1990, la lame de fond des conférences nationales en Afrique, comme expression des aspirations des populations, fut de coupler l’exigence de la protection des droits fondamentaux de l’homme avec la nécessité de développement ou de prospérité.

 

À la Conférence nationale souveraine (CNS), conduite des mains de maître par Mgr Laurent Monsengwo Pasinya, archevêque de Kisangani, les participants ne parviennent pas à leur but ultime. Celui de faire partir le dictateur Mobutu du pouvoir d’État et d’instaurer un nouvel ordre politique national fondé sur les valeurs de la démocratie. « L’Aigle de Kawele » pense voler plus haut pour que la bave de la CNS ne l’atteigne pas. À chaque tournure des événements et des situations en sa défaveur, le « Grand Léopard » a un tour de plus dans sa manche. Grâce au pouvoir de l’argent (du Trésor public) et aux forces de sécurité (Forces armées zaïroises ou FAZ, Garde civile ou GACI, les services de renseignement) sur lesquelles il a encore la mainmise, Mobutu réussit à retarder l’échéance programmée de son départ du pouvoir.

En pur animal politique et fervent admirateur de Machiavel dont il connaît par cœur l’œuvre « Le Prince », il applique, à merveille, la règle selon laquelle il faut diviser pour mieux régner. Avant la tenue de la CNS, le Mouvement populaire de la révolution (MPR) devenu « fait privé » a comme face à lui tous les autres partis politiques. Ceux-ci sont constitués, collégialement, comme structures culturelles avec l’idéal démocratique soit par d’anciens dignitaires du régime au pouvoir, soit par des nouveaux venus dans la politique, qui se recrutent dans toutes les couches de la population.

Dans cette effervescence démocratique, la dynamique politique du moment est favorable à l’opposition et aussi à la société civile. L’opposition radicale est même qualifiée de « blanchisserie » car elle lave plus blanc tous ceux qui ont renié leur foi en Mobutu présenté comme « le diable ». Elle confère aussi une sorte de légitimité populaire aux politiciens.

Quand vient la CNS, le régime au pouvoir cherche à faire le surnombre. On assiste, impuissants, à la création en cascade de partis politiques et associations des jeunes. Ils sont très vite taxés d’« alimentaires » car sans assise populaire réelle. Beaucoup d’initiatives sont l’œuvre de figures inconnues pour ne pas attirer le soupçon. Ces partis politiques et associations des jeunes sont aussi qualifiés de « formations de mallette », c’est-à-dire sans local permanent. Ils sont soignés aux petits oignons grâce à l’argent public à travers les réseaux du parti présidentiel.

Leur rôle est de jouer aux « applaudisseurs », aux « empêcheurs » à la CNS en contrecarrant les plans de l’opposition et de son allié, la société civile. Les promoteurs de ces partis et associations alimentaires s’illustrent par les déclarations de « diabolisation » de l’opposition dans la presse pour assurer leur « survie ».

À chacun, son parti politique ou son association

Contrairement à la plupart des partis politiques d’avant la CNS, les partis et associations alimentaires sont des « faits privés », c’est-à-dire la propriété de leurs fondateurs (qui se font désormais appeler « autorité morale »). Ils ont le statut légal octroyé en bonne et due forme mais sont dépourvus des membres, si ce n’est que des proches (membres de famille) et quelques amis. Ils n’ont pas d’adresse connue si ce n’est que celle de la résidence de leurs fondateurs. Pour le besoin de la démonstration de la mobilisation populaire, ils recourent souvent à des intermittents, à coup de billets de banque (location des bus, T-shirts, collation…).

Le régime au pouvoir dépense sans compter. Des opportunistes sans conviction politique avérée s’aventurent dans l’arène après avoir créé des partis politiques et les affilient à la mouvance présidentielle. Le régime au pouvoir et ses réseaux infiltrent aussi les partis de l’opposition. L’appât du gain facile (enrichissement sans cause) conduit soit au phagocytage, soit au dédoublement des partis politiques à cause de la guerre des ego. Conséquence : chaque politicien cherche à avoir son propre parti, se proclame leader dans son coin. Le « vagabondage politique » conduit à la perversion de l’idéal démocratique.

Selon des enquêtes nationales, la majorité des politiciens congolais exercent l’activité politique pour leur seul enrichissement personnel, pour la conservation des « droits acquis ». Comme le montre ces enquêtes, la production politique devient l’activité la plus lucrative de ces 27 dernières années. Pour preuve, l’inflation des candidatures lors des élections présidentielle et législatives. Dans l’ensemble, ce n’est pas l’intérêt de la population qui compte avant tout.

Ceux qui créent les partis politiques et autres associations s’inscrivent souvent dans une logique de « transhumance politique ». Le matin, ils sont à l’opposition, le soir, ils sont à la mouvance présidentielle. Au départ, ils vocifèrent leur hostilité aux tenants du pouvoir, affichent leur appartenance à l’opposition… Juste pour obtenir le fameux certificat de « virginité politique », c’est-à-dire qui confère le statut de « politicien acquis au changement ».

L’objectif est de se faire remarquer par le régime en place, comme on dit : tenez-moi sinon je fais un malheur. L’objectif, c’est surtout être présent au rendez-vous du « partage équitable et équilibré du pouvoir ». L’État devient la bête dont on se sert, tant pis pour les intérêts de la population au nom de laquelle on parle à longueur de journées. Comme le dit un politicien notoire, « on ne met pas son argent dans la politique pour ne pas en tirer des avantages ». Les politiciens font désormais une fixation sur l’entrée dans le gouvernement, sur la gestion des entreprises et services publics, sur la gestion des provinces, des villes, des territoires, sur les ambassades, les universités et instituts supérieurs… au moment du partage du « gâteau ».

« Le mal de Tshitshi, c’est avoir raison contre tous »

À la CNS, tout est dit ou presque sur Mobutu et son régime. « Mobutu, l’incarnation du mal zaïrois », reprend sans cesse dans ses sorties (meetings et conférences de presse) « Tshitshi », certain d’avoir raison contre tout le monde. Pour celui qui ne prend pas la parole à la CNS, sauf lors de son élection comme 1ER Ministre, le 15 août 1992, « le dictateur Mobutu ne changera pas ».

Une véritable union sacrée de l’opposition se forme donc autour de sa personne. Dans le camp des opposants au régime de Mobutu, les « bien-pensants » proposent régulièrement au « lider maximo », le « sphinx de Limete », d’emprunter les voies traditionnelles de la politique et de la diplomatie, de ne pas choquer les partenaires politiques, de se plier aux usages en vigueur… Tshitshi regimbe, n’en fait qu’à sa tête. Provocateur, il compare l’opposition à « un bal des chauves », traite certains de « taupes » au service du pouvoir, ferrailleur et pour finir, victorieux dans les sondages comme à l’élection du 1ER Ministre face à Thomas Kanza soutenu par la mouvance présidentielle.

La rupture avec tous les codes est la marque de fabrique de Tshitshi, son talisman de succès en quelque sorte. Cependant, son intransigeance à ne pas cohabiter avec Mobutu lui est fatale. Tenez : le 29 septembre 1991, l’opposant historique est nommé 1ER Ministre par le président Mobutu pour apaiser la tension politique et sociale autour de la tenue de la conférence nationale et sortir le pays de la crise. « Tshikas » (autre diminutif affectif d’Etienne Tshisekedi) rechigne d’abord mais il est obligé de « rentrer dans le rang », au moins dans la forme, pour une cohabitation avec Mobutu. Au fond, l’un et l’autre ne sont en effet pas convaincus par le virage que leur fait prendre la tournure des événements et des situations dans le pays. Comme le dit un proche de Mobutu, « ils y sont contraints par la force des choses, la rigueur du vent de la démocratisation et la sanction à venir des élections ».

La cohabitation « forcée » achoppe sur la composition de l’équipe gouvernementale. Agacé par les actes de Tshikas qui parlent d’eux-mêmes, le « Grand Léopard » se réveille. Le 1er novembre 1991, il nomme Bernardin Mungul Diaka (RDR parti de l’opposition), 1ER Ministre, en remplacement d’Etienne Tshisekedi. Les porte-paroles du pouvoir ont beau se succéder, expliquant les uns après les autres, dans un concert de propagande politicienne bien huilé, que le problème c’est Tshisekedi. Que cela ne concerne en rien Mobutu, qui se l’avoue : « plus jamais Tshisekedi ».

Il faut être sourd et aveugle pour ne pas mesurer la dimension de rejet anti-Tshisekedi. Mobutu le comprend, même s’il doit se forcer pour en assumer les conséquences. En public, il prend la pose présidentielle, limitant ses apparitions et ses propos aux sujets de fond, loin du théâtre de la capitale où se déroule la CNS. Pas assez, en tout cas, pour retrouver la faveur de la majorité des Zaïrois qui ont perdu beaucoup d’espoir en lui.

Pendant 25 jours, Mungul Diaka ne sait pas faire la différence dans les sondages en faveur de Mobutu. Mais le président s’applique et pense encore mieux faire grâce au pouvoir de l’argent et aux forces de sécurité (DSP et GACI) qui lui sont restées fidèles. Typique, la nomination de Nguz Karl-I-Bond (UFERI, principal allié de l’UDPS dans l’opposition) au poste de 1ER Ministre. Nguz pense séduire Mobutu, il ferme « avec force » la CNS pour « déviationnisme ». Avec le gouverneur du Shaba, il planifie l’expulsion de la province cuprifère de tous les Kasaïens qu’il qualifie de « bilulu » (insectes) lors d’un meeting tristement mémorable à Lubumbashi.

Tout le monde se rappelle aussi de son fameux « J’y suis, j’y reste ». En février 1992, les chrétiens catholiques marchent dans les rues de Kinshasa pour réclamer la réouverture de la CNS. La GACI (police anti-émeute) réprime la marche dans le sang. La pression internationale est telle que Mobutu autorise la reprise des travaux de la CNS, comme pour montrer que c’est toujours lui qui dirige le pays et décide de son avenir.

Opposant, le jour, « mouvancier », la nuit

Le camouflet infligé à Nguz est une bonne chose pour le dictateur, préoccupé par seulement la conservation du pouvoir et la division de l’opposition pour mieux régner. Il y a à la CNS un certain « aumônier national ». Un « prince »  débonnaire du régime chargé d’« entretenir » les partis et les associations de la mouvance présidentielle mais surtout de retourner les opposants pur jus au moyen des espèces sonnantes et trébuchantes.

Quand il descend dans l’arène, c’est la pagaille. Le lendemain, les gens ne sont plus tout à fait les mêmes, comme s’ils regrettent d’avoir voué Mobutu aux gémonies. Quand vient le moment de faire « le déballage » du régime Mobutu, l’aumônier national s’amène avec un tas de dossiers très compromettants sous le manteau, menace d’« éventrer le boa ». Tout le monde ou presque est mouillé jusqu’au cou. Mgr Monsengwo joue au sapeur-pompier. En réalité, les « faux » opposants, le jour, qui se font remettre des « cartons d’argent », la nuit, régulièrement par les soins des réseaux de « l’aumônier national » ou autres sont sauvés par le gong de « Mgr le Président ».

La plupart se rendent nuitamment à Gbadolite pour marquer leur allégeance au dictateur, prennent l’engagement de torpiller l’opposition « radicale » de l’intérieur. On parle alors des « opposants chauves-souris ». Conséquence : le grand déballage attendu par tout un peuple n’a pas lieu. Tout le monde ou presque est mouillé jusqu’au cou, à en croire « l’aumônier national ». Le goût est amer et l’arrière-goût plein d’amertume.

La CNS ne marche pas, elle danse. L’argent circule, circule beaucoup. Les acteurs politiques y prennent goût et les ego tendent désormais à rivaliser. Les aspirations profondes à la démocratie de la population sont reléguées au second plan. La population regarde la mue de la classe politique un brin dubitative. En tout cas, cela ne sert à rien de compter avec les politiciens. On ne sait pas où ils sont, un coup à gauche (opposition), un coup à droite (mouvance présidentielle). Ce n’est plus la peine de se donner du mal avec les partis politiques, qui sont, ici, au propre comme au figuré, des « entreprises familiales ». Et pas que les partis politiques, les églises dites « de réveil » et les associations (ONG) entrent aussi dans le champ de l’analyse. On considère qu’il faut parler d’eux le moins possible.

Le retour de Tshisekedi aux affaires

« Les Zaïrois n’ont pas la culture politique », constate le Sénégalais Abdoulaye Wade venu offrir ses bons offices dans la crise politique. La CNS est victime d’humeurs erratiques. Mais Mobutu n’est jamais calme. Pour faire payer à Ngunz son ressenti sur la CNS et comme pour défier Mobutu, les participants décident d’élire un 1ER Ministre, le 15 août 1992. Mobutu n’y peut rien. Les appels du pied pour un « partage équitable et équilibré du pouvoir » à travers la formation d’un gouvernement d’unité nationale, se font pressants.

Tshisekedi regimbe. « Il ne faut pas faire d’alliance globale avec tout le monde ». Le cabinet qu’il forme est qualifié de « gouvernement d’invertébrés ». La déception des poids lourds de l’opposition est perceptible. Tout le monde comprend qu’est mise en cause la cohabitation d’un nouveau genre. En mars 1993, la mouvance présidentielle se retire de la CNS. Parallèlement, elle tient un conclave politique qui débouche le 18 mars sur l’élection d’un 1ER Ministre, en l’occurrence Faustin Birindwa (UDPS). Tshisekedi reste partisan d’un parler direct, refuse de l’admettre, et siège avec son gouvernement sous le manguier à sa résidence de Limete. On parle alors de dédoublement des institutions de la République.

Un changement semble toutefois acté : le retour à une certaine orthodoxie s’accompagne du retour en force des fidèles du dictateur de longue date. Le 6 juillet 1994, Léon Kengo wa Dondo (UDI, opposition), plusieurs fois 1ER Ministre sous Mobutu, est nommé au poste de chef du gouvernement au nom de la « 3è voie » prônée et soutenue par le président de la CNS, Mgr Monsengwo. La CNS se mue plus tard en Haut-Conseil de la République-Parlement de transition (HCR-PT). La nouvelle équipe gouvernementale est supposée être plus professionnelle. Mais les conflits et les divisions politiques persistent sous-tendus d’oppositions partisanes et d’intérêts personnels divergents, de remaniement en remaniement du gouvernement. Pour autant, le pays continue de s’enfoncer. À cause de l’usage effréné de la planche à billets pour financer les dépenses politiques, l’inflation est galopante, à trois, voire quatre chiffres. La réforme monétaire de Birindwa fait flop, consacre l’existence des deux zones monétaires dans le pays, le Kasaï avec le zaïre (Z) et le reste du pays avec le nouveau zaïre (NZ)…

Le 2 avril 1997, alors que l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) sous le harnais de Laurent-Désiré Kabila a déclaré la guerre à Mobutu, ce dernier nomme encore Tshisekedi 1ER Ministre pour sauver ce qui peut l’être encore. Symbolique du nouvel air du temps ? Tshikas n’a pas muté.

Il ne se montre pas plus discipliné dans son expression ni envers Mobutu ni envers Kabila. Sept jours plus tard, Mobutu récupère le général Likulia, professeur de droit, pour piloter ce qui sera le dernier gouvernement de son règne. Le 17 mai 1997, après une guerre de « libération » sans résistance sérieuse, l’AFDL triomphe à Kinshasa. Mobutu affaibli par la maladie constate la fin de son long règne de son palais de Gbadolite. Comme le dit le politologue Kidinda, « Mobutu a semé le vent, il a récolté la tempête ».