Poutine à Brégançon : droits humains, sujet sensible

Emmanuel Macron rencontrera le président russe ce lundi. Sera-t-il aussi ferme face à celui qui réprime les manifestants pacifistes à Moscou, qu’il l’a été dans ses précédentes déclarations ?

Le 19 août, Emmanuel Macron rencontrera Vladimir Poutine au fort de Brégançon, lieu de villégiature du président français. C’est une date qui résonne profondément dans la mémoire du dirigeant russe. Il y a vingt-huit ans, c’est ce jour-là qu’une tentative de coup d’Etat a déclenché une série d’événements ayant abouti à la chute de l’Union soviétique. Vladimir Poutine a qualifié cet événement de plus grande tragédie géopolitique du XXe siècle. Et qu’il s’épanche ou non sur ce point lorsque les deux hommes se rencontreront, les développements récents en Russie devraient obliger Emmanuel Macron à mettre les droits humains au centre des discussions.

Les deux dirigeants passeront sans doute une grande partie de leur temps à parler des questions qui ont dominé l’agenda de la politique étrangère franco-russe ces dernières années : les guerres en Syrie et en Ukraine, et les tensions autour de l’Iran. Mais depuis un mois, la capitale russe est le théâtre de manifestations pacifiques, bien que non autorisées, pour protester contre la disqualification injuste de plusieurs candidats de l’opposition pour les élections prévues en septembre pour l’assemblée de la ville de Moscou. Les autorités ont réagi avec une écrasante démonstration de force. La police antiémeute et les agents de la garde nationale ont arrêté un nombre record de manifestants pacifiques – et de nombreux passants – et beaucoup ont reçu des coups. Les autorités russes n’ont pas tardé à utiliser les lois très restrictives du pays sur les rassemblements publics pour ouvrir une enquête criminelle sur ce qu’elles ont qualifié d’émeutes de masse, une représentation cynique et erronée des manifestations.

Une autre enquête criminelle cible le Fonds de lutte contre la corruption, une organisation dirigée par Alexei Navalny, la principale figure d’opposition russe, en l’accusant de blanchiment d’argent. Une troisième enquête concerne des accusations d’ingérence électorale, visant les mêmes figures de l’opposition exclues du scrutin de septembre et les personnes les soutenant activement. La plupart d’entre elles ont subi à plusieurs reprises de courtes périodes de détention pour sanctionner des rassemblements publics non autorisés. Une autre enquête criminelle vise à retirer les droits parentaux à un couple ayant amené leur bébé d’un an à une manifestation pacifique.

Comparaison douteuse et «whataboutism»

Le ministère des Affaires étrangères français s’est exprimé par deux fois, appelant à juste titre la Russie à respecter ses engagements en matière de droits humains en tant que membre du Conseil de l’Europe et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, et dénonçant le recours excessif à la force. Comme on pouvait s’y attendre, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères s’en est indignée, a fait une comparaison douteuse entre les manifestations à Moscou et le mouvement des gilets jaunes, et a déclaré que la France n’avait pas à «donner de leçon» sur l’usage de la force par la police dans les manifestations. Emmanuel Macron devrait être prêt à ce que Vladimir Poutine utilise également cet argument. Mais il ne devrait pas se laisser entraîner dans le «whataboutism», cette dynamique stérile par laquelle les politiciens répondent aux critiques sur les pratiques en matière de droits humains dans leur pays en pointant du doigt les violations des droits humains dans un autre («Qu’en est-il de la police de Moscou qui arrête des milliers de manifestations pacifiques ?» «Qu’en est-il de l’utilisation par la police à Paris de lanceurs de balles de défense contre les gilets jaunes ?»).

Depuis le tout début de son mandat, Emmanuel Macron s’est montré préoccupé par la situation des droits humains en Russie, et à juste titre. Lors de sa première rencontre avec Vladimir Poutine, peu après son élection en 2017, Emmanuel Macron a évoqué la violente purge anti-gay en Tchétchénie, pendant laquelle la police a arrêté des dizaines d’hommes qu’elle soupçonnait d’être homosexuels, les a maintenus en détention secrète, les a torturés et les a dénoncés publiquement. Lors de cette rencontre et de celles qui ont suivi, Macron s’est exprimé au sujet d’Oleg Sentsov, cinéaste originaire de Crimée, territoire occupé par les Russes, qui purge une peine de vingt ans dans une prison isolée, sur la base de fausses accusations de terrorisme à motivation politique. Macron a également mentionné les poursuites contre un metteur en scène de théâtre d’avant-garde, pour des accusations douteuses de mauvaise gestion financière.

Lors de son déplacement en Russie, le président français a également rencontré des défenseurs des droits humains qui luttaient pour la remise en liberté d’Oïoub Titiev, un militant tchétchène des droits humains qui a été emprisonné sur la base d’accusations montées de toutes pièces de possession de marijuana. Les méthodes de maintien de l’ordre et antiémeute utilisées par la police française ont été largement critiquées, et à juste titre, notamment par les Nations unies et le Défenseur des droits français. Des milliers de personnes ont été blessées lors des manifestations depuis la fin de l’année 2018, y compris des manifestants pacifiques et des journalistes. Emmanuel Macron doit le reconnaître. Ces critiques portent sur la proportionnalité de la réponse de la police aux manifestations en France. Mais cela n’équivaut pas à la critique, et ne l’éclipse pas non plus, de la manière dont les autorités russes déforment les faits en présentant des manifestations notoirement pacifiques en de supposés complots criminels, et placent les quartiers du centre de Moscou en état de siège policier pendant les protestations.

Macron doit se montrer ferme dès le début

J’espère qu’Emmanuel Macron renforcera les déclarations de son ministère des Affaires étrangères. Les Moscovites, comme toute personne partout dans le monde, ne devraient pas avoir à supporter les coups de la police, payer des amendes, ou aller en prison pour avoir exprimé pacifiquement leurs opinions. Il se peut bien que Vladimir Poutine invoque le «whataboutism» pour intimider, esquiver les critiques et détourner l’attention. Emmanuel Macron doit se montrer ferme dès le début. Il voudra peut-être même s’inspirer de ses propres déclarations sur les droits humains, lorsqu’il a rencontré Vladimir Poutine pour la première fois : «Sachez que je suis particulièrement très attaché […] à ce qu’on puisse trouver une solution qui corresponde aux valeurs que nous défendons et auxquelles je ne céderai rien.»

Rachel Denber directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch