Quelle politique économique pour préserver la démocratie ?

Si elle n’est pas la seule cause de la montée des extrémismes, la financiarisation à outrance de l’économie avant la crise de 2008 a joué un rôle majeur dans la déstabilisation de nos sociétés.

Une mauvaise politique économique ouvre la voie à l’autoritarisme. La crise financière mondiale et la reprise incertaine qui a suivi nourrissent aujourd’hui encore l’extrémisme. Entre 2007 et 2016, l’électorat des partis européens correspondants a doublé.  Le Rassemblement national (l’ancien Front national) en France, l’Alternative pour l’Allemagne  (AfD, Alternative für Deutschland),   la Ligue en Italie, le Parti pour la liberté d’Autriche  (FPÖ) et les  Démocrates de Suède font des progrès électoraux notables depuis deux ans, sans même mentionner l’élection de Trump et le référendum sur le Brexit. Les difficultés économiques n’expliquent pas à elles seules cette explosion de l’extrémisme. Mais la corrélation entre les deux est trop forte pour être ignorée.

Protéger les citoyens

Je qualifie de mauvaise politique économique le fait de laisser lesmarchés financiers dicter leur loi à l’économie réelle. A l’opposé, une bonne politique économique suppose de reconnaître qu’il est de la responsabilité de l’Etat de protéger les citoyens face aux crises, à l’insécurité et aux catastrophes.

Il est très difficile à un démocrate d’admettre que l’autoritarisme puisse engendrer de bons résultats économiques, pourtant la Hongrie de Viktor Orbán en est un exemple manifeste. Le pays est devenu de plus en plus autoritaire sous sa conduite, mais son programme économique porte la marque des idées de Keynes. De même, il est difficile à un partisan de la démocratie libérale d’admettre que cette dernière peut engendrer de mauvais résultats économiques. Pourtant, la politique d’austérité de George Osborne, l’ancien ministre des Finances britannique, qui a condamné le Royaume-Uni à des années de stagnation en offre l’illustration.

Il est plus facile aux nationalistes qu’aux libéraux d’améliorer la protection sociale. On l’a vu avec les nazis et le national-socialisme, et avec Mussolini qui était socialiste au début de sa carrière politique. La démocratie libérale est favorable à la libre circulation des biens, des personnes et de l’information, alors que le nationalisme veut restreindre les trois.

La crise, terreau des nationalistes

Les partis d’extrême gauche ont, eux aussi, progressé depuis les chaos de l’après-crise. Mais l’Histoire tend à montrer que les nationalistes sont les premiers à profiter des crises sociales et politiques. Il est facile de comprendre pourquoi. Le socialisme classique est lié à l’internationalisme, autrement dit, en principe il ne connaît pas de frontière. Mais face à une crise économique de grande ampleur, détaché des politiques nationales, l’internationalisme n’a pas à rendre des comptes. Aussi, quand le système international s’effondre, les nationalistes peuvent-ils se présenter comme la seule alternative.

Cette dynamique ne laisse guère de choix à la gauche. Pas plus que le centre, elle ne peut exploiter l’hostilité à l’égard des migrants et des réfugiés. Par contre, si elle souligne les bénéfices de l’immigration, elle risque de pousser encore davantage de gens vers les partis hostiles aux immigrés.

L’insuffisance des marchés

A priori, l’idée libérale selon laquelle, grâce à sa main invisible, le marché laissé à lui-même répond aux besoins et aux choix des individus est séduisante. Mais, ainsi que  Joseph Schumpeter l’a compris, même si le marché fonctionne comme il est supposé le faire, il est sujet à des fluctuations importantes et à des crises périodiques.

Par ailleurs, si l’innovation technologique suscitée par le marché est porteuse d’améliorations à long terme, à court terme elle engendre souvent de graves problèmes économiques et sociaux. En outre, notre vie n’est pas dictée uniquement par des préoccupations économiques ; entièrement dictée par le marché, elle serait privée de sens.

Selon certains observateurs, nous assistons aujourd’hui à la résurgence du fascisme. Je ne me hasarderais pas à faire une telle prédiction. La  « Grande Récession » de 2008 a été beaucoup moins dévastatrice que la Grande Dépression des années 1930, et n’a pas suivi une guerre elle-même dévastatrice.

Par contre, je pense qu’une mauvaise politique économique bénéficie aux partis autoritaires. Ils peuvent alors sortir d’une position marginale et devenir des partis de gouvernement, ainsi qu’on l’a vu avec le national-socialisme en Allemagne entre 1928 et 1930.

Montée des extrémismes

La montée rapide de l’extrémisme devrait nous alerter. Nous devons dissocier le libéralisme du néolibéralisme économique qui a engendré la catastrophe de 2008. Il faut donc revenir à la politique économique qui prévalait depuis l’après-guerre jusque dans les années 1970, avant d’être balayée par Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni. L’économiste  Friedrich Hayek s’est trompé en disant que la démocratie sociale de type keynésien conduit à la servitude. Bien au contraire, elle en est l’antidote.

Aujourd’hui, une politique économique judicieuse devrait reposer sur trois piliers : des mesures pour éviter le retour d’une crise d’aussi grande ampleur que celle de 2008, la capacité de réagir de manière contracyclique en cas de crise et la prise en compte de la demande de la population pour davantage d’équité économique. De même, préserver la démocratie suppose de traiter d’urgence quatre problématiques : les limites politiques et sociales de la mondialisation, la financiarisation de l’économie réelle, le rôle de la politique budgétaire et monétaire et le découplage entre revenu et travail dans une période d’automatisation accélérée.

Si les libéraux et la gauche continuent à négliger ces questions, ce sera à leurs risques et périls.

Robert Skidelsky est professeur émérite d’économie politique à l’université de Warwick. Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate 2018.

Robert Skidelsky