Sous le règne des banques centrales

De chaque côté de l’Atlantique, elles ont pris une place dominante dans la politique économique, cela ne leur plaît pas et devrait aussi nous déplaire.

Surf ou rodéo ? Gésier ou steak d’élan ? Pays basque ou Wyoming ? En cette fin d’été, il fallait choisir… Tandis que les chefs d’Etats du G7 montraient toutes leurs divisions à Biarritz, les banquiers centraux des mêmes pays ou presque affichaient une unité de circonstance à Jackson Hole aux Etats-Unis. Cette réunion entre banquiers centraux se tient paisiblement depuis 1982, à l’écart du bruit du monde, pour y traiter de sujets aussi ennuyeux que politique monétaire et inflation. Mais depuis quelques années, on y parle de déficits publics, d’investissements, d’échanges commerciaux… C’est symptomatique d’un changement d’époque, d’un profond bouleversement dans la conduite de la politique économique. De chaque côté de l’Atlantique, les banques centrales ont pris une place dominante dans la conduite de la politique économique et cela ne leur plaît pas et ne devrait pas non plus nous plaire.

En théorie, le mandat de la Banque centrale européenne (BCE) est de «maintenir la stabilité des prix» ; celui de la Réserve fédérale américaine (FED) est double : «Stabilité des prix et niveau soutenable maximal d’emploi dans l’économie.» Pour le dire simplement limiter l’inflation et le chômage. La crise financière de 2008 a montré la nécessité d’intégrer un objectif de stabilité financière ; mais jusqu’ici, les banquiers centraux restaient dans leur pré carré : fixer le prix de l’argent pour accélérer ou ralentir l’évolution des prix et de l’activité et surveiller les banques pour accélérer ou ralentir l’octroi de crédit aux entreprises et aux ménages. Or aujourd’hui, la politique monétaire sort tout à fait de ce mandat restreint. La BCE se substitue aux dépenses publiques, et la FED compense l’incertitude causée par la guerre commerciale de Trump. Dans les deux cas, la politique monétaire joue un rôle qu’elle ne devrait pas jouer.

En Europe, nous souffrons d’une croissance molle, à la japonaise, c’est-à-dire une incapacité à créer des emplois pour toute la population et à investir pour notre avenir. Mais l’idée que tout est structurel, et qu’une relance budgétaire n’y fera rien, s’est imposée dans le storytelling politique européen. Baisser les impôts, augmenter les dépenses publiques ? Vous n’y songez pas, voyons, et notre déficit ? Et la dette abyssale que nous laisserons à nos enfants ? En attendant, on ralentit et si on ralentit davantage on va s’arrêter. Aux Etats Unis, le débat n’est pas budgétaire : Trump a bien compris les effets positifs qu’une baisse d’impôt avait sur sa popularité ! Mais sa guerre commerciale et ses élucubrations nourrissent l’incertitude : ses hausses tarifaires à tout va rassurent peut-être ses électeurs mais inquiètent les investisseurs qui ne savent plus de quoi sera fait l’avenir. Alors que font les Banques centrales ? Elles abondent leurs économies de liquidité pour éviter le pire.

Pourquoi est-ce un problème ? De notre côté, celui des citoyens, c’est un problème tout simplement parce que les banquiers centraux ne sont pas élus. Quand la Banque centrale prête de l’argent à des entreprises dans le cadre de ses achats de titres pour assurer la liquidité dans l’économie, elle le fait sans poursuivre une politique industrielle issue d’un programme politique. Résultat : depuis 2016, la BCE a financé les entreprises les plus intensives en carbone (1). En fait, on marche sur la tête : on sait l’urgence climatique, on connaît l’ampleur des investissements à réaliser pour opérer la transition climatique, et en même temps, on abonde de liquidité les secteurs polluants ! Tout simplement parce que la Banque centrale finance l’économie sans chercher à en modifier sa structure. Orienter l’investissement pour assurer la transition écologique est précisément la responsabilité des gouvernants, ceux qui sont élus pour mener des politiques représentatives des préoccupations citoyennes. Du côté des banquiers centraux, c’est aussi un vrai problème ; en réalité ils ne veulent pas du tout de ce pouvoir exécutif. Officiellement parce qu’ils y perdraient leur crédibilité. Moins officiellement, ils n’ont pas envie d’avoir à rendre des comptes. Au total, les banquiers centraux n’aiment pas ça du tout et s’en sont émus fin août à Jackson Hole. Il y a donc un alignement des planètes ici, très curieux, entre le monde feutré des banquiers centraux et celui de la rue. A nous de nous en saisir en Europe pour secouer nos gouvernements et faire enfin sa peau à la rigueur budgétaire.

(1) «How Could the ECB’s Monetary Policy Support the Sustainable Finance Transition ?» (2019), Stefano Battiston et Irene Monasterolo https://www.finexus.uzh.ch/en/news/cspp_sustainable_finance.html