Stanislas Dehaene «L’apprentissage est ce qui caractérise notre espèce»

Dans son nouveau livre, le chercheur décrypte les mécanismes qui permettent au cerveau d’apprendre. Et propose des méthodes pour optimiser ces processus, notamment à l’école.

Le neuroscientifique Stanislas Dehaene, titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France, est directeur de l’unité de neuro-imagerie cognitive à Neurospin, au centre du CEA de Saclay. Début 2018, il a été nommé par le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, à la tête du Conseil scientifique de l’Education nationale (CSEN). Une nomination qui a fait débat, notamment du côté du syndicat d’enseignants Snuipp qui écrivait dans un appel : «La recherche ne peut être instrumentalisée dans des débats médiatiques le plus souvent réducteurs.» Stanislas Dehaene vient de publier chez Odile Jacob Apprendre ! Erudit et très enthousiaste (on a compté une vingtaine d’occurrences de «extraordinaire» en quarante minutes d’entretien), il a partagé avec nous ses réflexions sur le cerveau, les progrès des neurosciences et, bien sûr, l’école.

Votre livre parle de l’apprentissage en général, et vous faites un parallèle entre celui des machines, en pleine révolution, et celui des humains dont on ne maîtrise pas encore tous les rouages…

Il n’est pas complètement compris mais, surtout, on ne s’était pas rendu compte jusqu’ici à quel point l’apprentissage est vraiment ce qui caractérise notre espèce. Il y a quelque chose d’unique dans le cerveau humain qui est cette capacité de projeter des modèles mentaux beaucoup plus élaborés que les autres espèces. Peut-être par le biais d’une sorte de langage intérieur qui nous permet de formuler des hypothèses scientifiques. La thèse du livre, c’est que l’apprentissage chez nous est une fonction supérieure, peut-être la plus importante du cerveau et que même les tout petits enfants sont des scientifiques en herbe. Et malgré les progrès de l’intelligence artificielle, elle n’est pas du tout à la hauteur de ce que fait un simple bébé. Il y a notamment l’économie de la connaissance, de la donnée. Un bébé n’a pas besoin qu’on lui répète des millions de fois un mot pour réussir à comprendre de quoi il s’agit. Il entend une fois, deux fois, trois fois, et ça y est, il saisit à peu près le champ sémantique et il va ensuite le raffiner. Cette économie-là, les chercheurs en intelligence artificielle nous l’envient beaucoup.

Dans la compréhension du fonctionnement du cerveau, si on fait un parallèle avec la physique, en est-on à Aristote, à Galilée, à Newton ou à Einstein ?

(Rires.) On est quelque part du côté de Galilée. On a aujourd’hui de nouveaux outils d’observation, un peu comme la lunette de Galilée, qui est quand même ce qui a permis de faire de grands progrès à l’astronomie et par la suite à la physique. Depuis une trentaine d’années, on a des outils complètement révolutionnaires d’imagerie du cerveau humain. A Neurospin, on dispose de trois IRM côte à côte, qui font des images avec une précision de l’ordre du millimètre, toutes les secondes, ou toutes les deux secondes. J’ai dit Galilée parce qu’on ne dispose pas encore d’une théorisation comme celle d’Einstein qui a permis de faire avancer la physique. On est exactement dans cette période où on commence à entrevoir des mathématiques du cerveau. La connaissance est donc dans cet état extrêmement intéressant, et c’est passionnant d’être en vie à ce moment-là. On en est à proposer des équations élémentaires, ce qui peut aussi rappeler Newton. Mais on sait qu’on propose des approximations qui vont devoir être révisées par la suite par un Einstein.

Dans votre livre, vous proposez des conseils pour améliorer les processus d’apprentissage. Le cerveau humain a-t-il tant besoin d’être optimisé, alors même qu’on comprend à peine pourquoi il est aussi performant ?

Le cerveau humain est une machine extraordinaire, mais ce qu’il apprend dépend complètement de ce qui l’entoure. En fait, l’espèce humaine a inventé un concept remarquable, une institution dont le but est de faire progresser le cerveau des jeunes enfants au moment où il est à sa plasticité maximum. C’est le système scolaire. C’est comme une deuxième étape de l’évolution humaine. Il y a une évolution biologique et génétique qui met en place cet algorithme meilleur que les autres, et ensuite, grâce à cet algorithme, on s’élève soi-même en créant une institution qui va maximiser la capacité d’apprentissage. Et c’est ce deuxième aspect qui n’est pas aussi parfait qu’il devrait l’être. C’est ça qui m’intéresse : comment les découvertes sur le cerveau peuvent améliorer un système scolaire qui est imparfait. Il y a eu des intuitions merveilleuses de ceux qui ont fondé notre système scolaire : on doit prendre les enfants relativement tôt, la lecture doit être enseignée vers 6 ans, etc. Tout ça, c’est bien, mais c’est complètement intuitif. Il n’y a pas de science, derrière. C’est un peu comme la médecine avant l’arrivée de la biologie. Je pense que les sciences de l’éducation vont bénéficier immensément d’une compréhension plus grande, même si elle n’est pas encore parfaite, des mécanismes qui sous-tendent le fonctionnement de l’école.

Lors de la première conférence du Csen, en février, certains chercheurs en sciences cognitives, avec une honnêteté désarmante, ont partagé leur difficulté à transférer les succès obtenus en laboratoire dans les salles de classe. C’est un obstacle qui semble majeur…

D’abord merci pour l’aspect «honnêteté» parce que je crois profondément que c’est l’apport des scientifiques, d’être capable de regarder les choses le plus objectivement possible. Les scientifiques ont un doute permanent. Maintenant, comment peut-on passer des résultats de laboratoires à la salle de classe ? Je crois beaucoup à la formation des enseignants, à une coformation en interaction des chercheurs pour trouver ensemble comment appliquer ces données. Ce sont les enseignants qui sont en première ligne. La critique qui est de dire que les chercheurs ne connaissent pas la salle de classe, elle est assez juste. Par contre, nous connaissons les principes. Mais ces principes ne font pas une méthode. Les méthodes d’apprentissage, c’est aux enseignants de les concevoir et elles peuvent être variées. Il faudra sans doute du temps pour que les meilleurs outils pédagogiques apparaissent.

Vous écrivez dans votre ouvrage qu’il faut réconcilier les neurosciences et l’éducation. Sont-elles vraiment si fâchées ?

Regardez ce qui s’est passé en début d’année, et cette levée de boucliers contre le CSEN. J’ai trouvé ça assez curieux, d’ailleurs.

Mais la méthode «syllabique», de correspondance graphème – phonème, que vous défendez, est déjà appliquée partout. Aider les enfants à apprendre, c’est un objectif partagé…

Il y a sans doute une méconnaissance. Dans les deux sens, peut-être. Je ne pense d’ailleurs pas que les enseignants aient besoin de connaître chaque détail des localisations dans le cerveau des enfants. Ça n’a pas d’intérêt. Ce qui compte, c’est le style de traitement de l’information. Les connaissances que l’enfant apprend avant même d’être allé à l’école, et la manière dont il va les développer. Les enseignants ne doivent pas en avoir peur, ce n’est pas du tout réductionniste, c’est simplement regarder les choses en face. L’ensemble de notre personne est aussi une extraordinaire machine biologique, c’est ce que nous sommes.

Vous parlez de la chute de la France dans les classements internationaux comme celui du Pisa. Mais l’absence des sciences cognitives à l’école n’est pas la cause de cette chute…

On ne connaît pas la cause, effectivement. On accuse trop facilement l’école et les enseignants de ne plus être à la hauteur, mais on n’en sait absolument rien. Ce qu’on sait, c’est que l’école française fait moins bien que beaucoup d’autres membres de l’OCDE alors que l’investissement est très important sur le plan financier. Et même si l’école n’est pas directement responsable de cette chute, c’est elle qui peut intervenir. Avec les parents, bien sûr. Ils ont un rôle considérable pour prolonger le travail de l’école.

De l’extérieur, les sciences cognitives semblent parfois obnubilées par l’application très rapide de leurs découvertes. En caricaturant, on a l’impression que dès qu’un neuroscientifique obtient un résultat, il fait une conférence de vulgarisation, genre «TED»…

Je vois l’idée, mais honnêtement, je ne pense pas que ce soit vrai. Je crois qu’on est dans un domaine tellement émergent que la première des priorités, c’est de comprendre. Pour ma part, pendant de très nombreuses années, mon obsession a uniquement été de saisir comment le cerveau peut fonctionner, et réduire ce fossé que nous percevons tous entre notre activité mentale et la machinerie qui la rend possible. A priori, c’est bien la même chose vue sous deux angles différents. C’est un problème intellectuel, philosophique. Je dis souvent que nous travaillons à transformer des problèmes philosophiques en problèmes expérimentaux. Pour les applications, ce sont plutôt des personnes extérieures qui sont venues nous chercher, qui pensent que nous avons peut-être des choses intéressantes pour l’école, par exemple. Mais ça vient dans un deuxième temps. En général, d’ailleurs, les chercheurs sont assez raisonnables dans ce domaine. Il peut y avoir un certain enthousiasme pour nos découvertes, mais chacun sait qu’il faut toujours être très prudent.