Ulcère de buruli

Professeur à l’université, j’ai voulu, tout récemment, dans l’une des classes où je dispense des enseignements aux étudiants en sciences de l’information et de la communication, tester leur niveau de compétence linguistique en matière de lexicologie. Vaste et ambitieux programme, me diriez-vous. Je vous le concède. Mais ne sommes-nous pas citoyens de la République démocratique du Congo, c’est-à-dire de l’un des plus grands pays de l’espace francophone ? Et mes étudiants, futurs journalistes et communicateurs, ne sont-ils pas appelés à s’exprimer et à communiquer dans la langue de Molière ? L’exercice que j’ai proposé était très simple, du moins l’avais-je naïvement cru. Il fallait me trouver l’équivalent en français de cinq vocables ou expressions en lingala, langue vernaculaire en vogue dans la capitale. Voici donc les cinq termes proposés : nzombo-le-soir ; argent de retour ; singlet ; nzela ya mino ;  mbasu.

La moisson, pour tout vous dire, a été bien au-delà de mes supputations ! L’Organisation internationale de la francophonie (OIF) devrait s’intéresser au plus près au genre de sabir que les jeunes Congolais pratiquent aujourd’hui et qui dénote, si l’on en avait encore des doutes, d’un dysfonctionnement à la fois inquiétant et déroutant du système d’enseignement, tous niveaux confondus, en vigueur dans notre pays. « Nzombo-le-soir », expression courante dans la bouche de plus d’un amateur du ballon rond kinois et qui est devenue la marque de fabrique de l’un des grands clubs de la capitale dont les armoiries sont symbolisées par un  dauphin, a donné lieu à des équivalents comme : le poisson que l’on achète tard (chez les non amateurs du ballon rond, je suppose), ou le but marqué par les joueurs de Vita Club (chez ceux qui fréquentent les stades de football). C’est sur la copie d’une étudiante, curieusement, que j’ai trouvé la meilleure traduction : le but de la dernière minute. Comme quoi…

Quant à « l’argent de retour », ce serait l’argent que les parents nous remettent au retour des vacances (sic !) ; l’argent pour le transport que vous recevez d’une personne que vous êtes allé visiter (re-sic !). Quelque vingt étudiants m’ont toutefois prouvé qu’ils connaissaient l’expression « rendre de la monnaie ». Un bon nombre de mes étudiants ont carrément cru que c’était par mégarde que le vocable « singlet » se trouvait sur la liste. Pour eux, ce n’était ni plus ni moins qu’un mot idoine de la langue française. Et donc, ils se sont dit que ce ne pouvait s’agir que d’un synonyme de fou, de déréglé mental, confondant cinglé et singlet, belgicisme que nous devons à nos oncles wallons et flamands. Lorsqu’à la correction, j’ai annoncé « maillot de corps », c’est un tollé de protestations qui a soulevé tout l’auditoire, incrédule.Comme il fallait s’y attendre, j’ai eu droit à toutes les traductions possibles, des plus fantaisistes aux plus originales, avec l’expression « Nzela ya mino » : le chemin dentaire, le passage entre les dents, etc. Il y a eu néanmoins beaucoup de copies qui proposaient « interstice », ou alors le terme exact de « diastème ». Terme un peu trop savant, je suis le premier à le reconnaître ; aussi aurais-je souhaité que mes étudiants lui préfèrent l’expression plus courante de « dent de bonheur ». Mais rien à faire, désormais ils ne jurent tous que par diastème car cela  fait justement savant, et savants ils veulent tous apparaître.

C’est avec « mbasu » que mes étudiants m’ont montré jusqu’où leur génie linguistique, leur imagination fleurie fleurissante à souhait pouvait les amener. Certes, je ne m’attendais guère à retrouver sur leurs copies l’expression consacrée d’ulcère de Buruli, ulcère tout court m’aurait comblé. Eh non, j’ai récolté une dizaine de bonnes réponses dues, semble-t-il, à des émissions télévisées consacrées à cette terrible affection. Qui a dit que le travail de nos médias n’était pas  formidable ? Seulement, pour le reste… Ah le mbasu ! Je vous fais cadeau de tout ce que j’ai pu lire en rapport avec la maladie en question et que j’ai eu toutes les peines du monde à comprendre moi-même. Ce qui m’a, par contre, agréablement surpris c’est le rapport que les étudiants ont tout de suite établi entre cette affection et l’utilisation que l’administration municipale voudrait faire de ce terme. D’où ces nombreuses réponses que j’ai savourées sans modération : le truc du gouverneur pour terroriser les taximen ; l’engin pour dégonfler les pneus ; la malédiction d’André Kimbuta…

De retour chez moi, le soir, je me suis retrouvé dans un embouteillage monstre, comme on en a désormais l’habitude sur la plupart des artères de la capitale. Alors qu’on n’avançait pas du tout depuis une vingtaine de minutes, et que des noms d’oiseaux fusaient entre des conducteurs excédés par des  manœuvres dangereuses des uns et des autres, un quidam à moto a eu l’ingénieuse idée de crier à tue-tête, comme pour prévenir tout ce monde, de l’arrivée des hommes à mbasu au prochain carrefour. Immédiatement, en tout cas dans les cinq minutes qui ont suivi l’avertissement du motard, la plupart des véhicules ont fait marche arrière et changé de direction. La circulation est tout d’un coup devenue fluide. Grâce à la magie ou à la peur du… mbasu !