Une puissance hydraulique émergente

Le rapport que les États ont avec l’eau est celui d’interdépendance. Comme les membres du corps humain, ils sont liés par un même destin. Quand l’un des membres est affecté, c’est tout le corps qui en pâtit. D’où la nécessité de se mettre d’accord pour que les plus forts ne marchent pas sur les faibles.

 

L’Afrique du Sud a été longtemps la principale puissance hydrologique du continent. Elle s’est affirmée comme telle durant la période de l’apartheid et de la lutte antiguérilla qui l’opposa à l’Angola ou au Mozambique. L’Afrique du Sud faisait peser des menaces sur les principaux ouvrages hydrauliques de ses adversaires. Le tunnel reliant les bassins des rivières Orange et Great Fish, achevé en 1975, était alors le plus long du monde, sur 83 km. L’Égypte continue de menacer de sanctions économiques pour empêcher la construction d’ouvrages hydrauliques en amont du Nil qui irrigue son territoire et prend sa source en Éthiopie. Le Caire ne veut pas entendre parler du projet éthiopien de construire un barrage sur le lac Tana. Et pour montrer sa force, l’Égypte a un puissant ministère de l’Eau et un savoir-faire ancien dans le domaine de l’ingénierie hydraulique.

Modèle de gestion

L’Afrique du Sud d’aujourd’hui se pose en modèle sur le continent, avec sa Commission des barrages, lancée en 1998, et un Congrès sur la gestion intégrée des ressources en eau en Afrique, organisé pour la première fois en 2008. L’Égypte présentait jusqu’il y a peu des traits similaires avec sa position dominante dans le bassin du Nil face aux États situés en amont, traditionnellement plus faibles. D’autres puissances hydrauliques potentielles existent ou sont susceptibles d’émerger, dès lors qu’elles se seront dotées de moyens ou auront la volonté de les exercer, comme la République démocratique du Congo avec son fleuve, le deuxième au monde par son débit après l’Amazone ou le Niger, sur le fleuve éponyme.

Certains États apparaissent comme de véritables « châteaux d’eau », bénéficiant ainsi d’une rente de situation qu’ils parviendront tôt ou tard à utiliser. C’est principalement le cas de l’Éthiopie sur le Nil Bleu, de la Guinée en Afrique de l’Ouest, qui contrôle les sources du Niger, du Sénégal ou bien du Lesotho, ce petit royaume de montagnes enclavé comme le Swaziland en territoire sud-africain. Par contre, les États situés en aval disposent de peu de possibilités d’action, comme le Mali, le Niger, la Namibie ou le Botswana. D’autres États, dans le Maghreb, sont dans une situation neutre, en l’absence de grands bassins transfrontaliers.

Variabilité climatique

Le continent regorge d’eau sur la façade littorale du golfe de Guinée et du bassin du Congo. Les ressources y sont abondantes et relativement régulières, mais pourraient de ce fait susciter des convoitises des pays proches qui en sont dépourvus. La majeure partie du continent, la plus peuplée, connaît des saisons de pluies très variables allant de 400 à 800 mm par an dans le Sahel. Au Mozambique, des crues catastrophiques ponctuent régulièrement de longues années de sécheresse. Cette Afrique de la variabilité climatique recouvre toute la bande sahélo-saharienne où sévissent des conflits, qui n’ont pour l’instant pas l’eau comme source…

D’autres zones, comme les hautes terres de l’Afrique orientale et la quasi-totalité de l’Afrique australe, font partie de cette Afrique à variabilité climatique prononcée. En revanche, certains pays agissent d’ores et déjà comme des puissances d’eau, prêtes à user de leur pouvoir. Le risque hydrologique surgit dans les zones où la variabilité climatique est la plus forte et où subsistent des populations nombreuses qui disposent de peu de moyens de prévention et d’action, comme au Soudan, en Éthiopie et au Mozambique. D’autres facteurs doivent être réunis pour que ces risques hydrologiques se muent en risques hydro-politiques, tels que le partage des bassins versant entre plusieurs États. L’Afrique compte 63 bassins transfrontaliers. Les quatre plus grands, Nil, Congo, Niger et Zambèze, sont partagés entre plus de cinq États.  Bien des conflits locaux de nature principalement communautaires ont surgi au Soudan ou dans le Sahel (Mali, Niger) opposant éleveurs nomades aux agriculteurs sédentaires, des conflits au sujet de l’or bleu auxquels étaient imbriqués des éléments ethniques et religieux. En mars 2004, à El Bur (360 km au nord-est de Mogadiscio), une dispute entre les clans Murusade et  Duduble autour de ressources en eau a fait 21 morts. L’assèchement du lac Tchad, qui avait une superficie de 26 000 km² dans les années 1960, et qui a été réduite à 1 500 km² en 2005, n’a pas manqué de provoquer des tensions. Un conflit sanglant a également éclaté entre deux pays séparés par un fleuve, le Sénégal et la Mauritanie, en 1989, puis en juin 2000. Les autorités de Nouakchott avaient décidé de renvoyer chez eux les quelque 150 000 Sénégalais, à la suite de la décision de Dakar de procéder au déroutage des eaux du fleuve Sénégal via un canal de 120 km de long au rythme de 50 m3 par seconde, alors que le débit du fleuve en période d’étiage ne dépasse pas 180 m3… Autant d’affrontements brefs et limités, mais peut-être annonciateurs d’autres conflits de plus grande ampleur.

L’apaisement

C’est dans le bassin du Nil, le plus long fleuve du monde, qui regroupe dix États (Burundi, Rwanda, Congo, Ouganda, Kenya, Tanzanie, Soudan, Éthiopie, Érythrée et Égypte), que le risque hydro-politique paraît le plus élevé. L’Égypte, avec sa vallée du Nil, tire 95 % de son eau de l’extérieur. L’eau est un thème hautement politique, voire existentiel. En 1978, le président Anouar El-Sadate, connu pour sa modération, déclarait ainsi : « Toute action qui mettrait en danger les eaux du Nil Bleu devra faire face à une ferme réaction de la part de l’Égypte, même si cette réaction devait conduire à la guerre… ». Dès son indépendance, en 1922, Le Caire avait obtenu de Londres la promesse que son accord préalable serait indispensable à la construction de tout ouvrage hydraulique sur le Haut Nil, alors situé dans des possessions britanniques. Du point de vue éthiopien, le Nil Bleu, dénommé « Abbaï », représente aussi un fleuve mythique, au cœur historique de la chrétienté (45 % de la population éthiopienne). Ces chrétiens d’Orient font d’Abbaï un objet de culte et de croyances, ce qui rend d’autant plus sensible toute question relative à son partage.

En 1991, le Soudan et l’Éthiopie avaient convenu d’explorer la possibilité de coopérer pour optimiser la gestion de l’Atbara et du Nil Bleu, suscitant de vives craintes en Égypte. De son côté, le Soudan avait envisagé, en 1994, de construire un nouveau barrage sur le Nil, allant jusqu’à menacer son voisin de dénoncer un traité de 1959. Jugeant la menace insupportable, l’Égypte avait planifié un raid aérien sur Khartoum, mais il fut annulé in extremis. Un pas encourageant a été franchi avec la création, en février 1999, de l’Initiative du bassin du Nil à laquelle participent tous les États concernés.

En 2010, six États situés en amont du fleuve (l’Éthiopie, le Burundi, la Tanzanie, le Kenya, le Rwanda, et l’Ouganda, où se trouve la source du Nil Blanc dans le lac Victoria) signèrent un nouvel accord de répartition des eaux du Nil qui ne fixa pas de quotas, mais instaura le principe d’une gestion équitable et abrogea le droit de veto du Caire. L’Égypte rejeta l’accord, mais se trouva de plus en plus isolée. Profitant de la situation confuse en Égypte après la chute du président Hosni Moubarak, l’Éthiopie lança officiellement, en mai 2013, son projet de  construction d’un énorme barrage dénommé « Renaissance ».  D’une  capacité  de  6 000 MW,  pour   un  coût   estimé   à 4,2 milliards de dollars (3,8 milliards d’euros), l’ouvrage répond à l’ambition d’Addis-Abeba de devenir la plus grande puissance hydraulique du continent. Les trois pays concernés ont signé, le 23 mars 2015, à Khartoum, lieu de confluence du Nil Bleu et du Nil Blanc, un accord de principe pour la construction du barrage.