Une société politique déstructurée

Les institutions de notre régime néoprésidentiel sont robustes mais jamais notre paysage politique n’a été aussi brouillé.

La phase que traverse actuellement la société politique française est sans précédent depuis au moins la période convulsive de la Libération, peut-être même depuis les débuts chaotiques de la IIIe République : en 2018, notre société politique est devenue littéralement liquide. Elle est déstructurée, déstabilisée, déracinée. Elle a perdu ses amarres. Cela ne se voit pas forcément parce que, durant le même temps, les institutions politiques, elles, tiennent bon et résistent.

La Ve République est robuste. Son régime néoprésidentiel fonctionne correctement. Le pouvoir se concentre au palais de l’Elysée, le Premier ministre applique la politique du chef de l’Etat et coordonne l’action gouvernementale. Le Parlement débat (trop lentement) et contrôle (insuffisamment) l’exécutif.

Les juridictions, en revanche, se fortifient de plus en plus (Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Cour des comptes et, avec trois temps de retard, Conseil supérieur de la magistrature). Les instances locales (les conseils régionaux, départementaux, les communautés de communes, les métropoles, les municipalités) grincent et protestent mais disposent de bien plus de pouvoir qu’en 1958.

La France a enfin trouvé un régime politique adapté à son tempérament si particulier, libertaire et nostalgique de l’autorité, néomonarchique et égalitariste, étatiste et férocement individualiste, sceptique, frondeur et néanmoins idéaliste. La France de 2018 est une monarchie républicaine impavide critiquée par 66 millions de citoyens mécontents.

Derrière ce régime politique aujourd’hui solidement enraciné, la société politique, elle, erre en 2018 comme jamais, décomposée, désorientée, ballottée, incertaine et instable. La politique reste, certes, une grande passion nationale, mais le monde politique est décrié comme jamais. La participation électorale s’affaisse lourdement, y compris lors d’élections traditionnellement populaires (législatives, municipales), les partis politiques se vident de leurs adhérents, les élus sont présumés corrompus et totalement indifférents aux attentes de la population, l’information suscite une grande méfiance, un fossé se creuse rageusement entre élites et peuple, l’opinion balance vertigineusement entre des attentes contradictoires.

Le «dégagisme» violent de 2017 en a constitué à la fois un symptôme impressionnant et un facteur d’accélération. La société politique française flotte, se forme et se déforme au gré des marées, des flux ou des tempêtes. Les clivages traditionnels s’épuisent et les clivages nouveaux s’esquissent sans se fixer. Chacun voit bien que la frontière historique entre la gauche et la droite ne rend plus compte à elle seule des contradictions et des antagonismes. Elle ne disparaît pas mais elle se brouille et s’embrouille.

On voit d’autres frontières bouleverser le paysage politique classique : Européens contre nationalistes, citadins des métropoles dynamiques ou ruraux délaissés, parfois abandonnés, diplômés conquérants ou demandeurs d’emploi en mal de qualification, laïques ou religieux, banlieues prospères ou quartiers déshérités, minorités religieuses, ethniques, sexuelles, sociales, géographiques. La France politique est devenue un kaléidoscope liquide et fluctuant, incertain et énigmatique.

Les partis politiques de jadis ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, des appareils fantomatiques. Le Parti communiste qui revendiqua jusqu’à 700 000 membres n’en possède plus le dixième. Il structurait jadis une large partie de la société, il se recroqueville autour d’un appareil fissuré. Le Parti socialiste et le parti Les Républicains, héritier incertain du gaullisme, ont alterné au pouvoir durant des décennies. Le Parti socialiste ressemble aujourd’hui au Parti socialiste unifié (PSU) des débuts de la Ve République, sauf à l’échelle locale. Le parti Les Républicains n’est pas sorti de ses terribles crises de la dernière décennie. Les écologistes ont l’avenir devant eux mais font tout pour le brouiller. Centristes et modérés se dispersent au sein d’un archipel embrumé.

Les trois forces qui dominent aujourd’hui relèvent d’un mouvementisme incertain, aux idéologies opaques et ambiguës, aux structures fragiles et parfois virtuelles. Elles se développent sur les réseaux sociaux, dans le sillage d’un leader charismatique. La République en marche reste à construire et à inventer. Ce n’est pas le parti présidentiel, mais une constellation de cercles de supporteurs novices. Les insoumis et le Rassemblement national se constituent en mouvements plébiscitaires et furieux derrière leurs leaders aux autorités tempétueuses.

Dans tout cela, rien de fixé, rien de solide, rien de structuré, quelque chose comme un tournoi énigmatique entre des forces incertaines et quasi éphémères, aux contours inachevés et aux stratégies ambiguës. Un univers politique provisoire et fragile non seulement inabouti, mais à peine constitué et sans cesse transformé. Incertain, équivoque. Liquide.