Vive controverse autour de la taxe sur les Gafa

Le gouvernement français a adopté un projet de loi pour taxer Google, Apple, Facebook et Amazon sur le chiffre d’affaires réalisé dans un pays donné. Mais l’idée ne fait pas encore consensus en Europe, et les pays africains sont pour le moment incapables de prendre une telle initiative. Et pourtant, il y a de la manne à prendre.

LA France a pris la tête du mouvement. La taxe Gafa française s’appliquera à l’ensemble de l’année 2019, même si le texte ne devrait être présenté qu’en avril en première lecture à l’Assemblée nationale. La taxe que la France veut imposer aux géants du numérique s’appliquera aux grandes entreprises qui font un chiffre d’affaires sur leurs activités numériques de 750 millions d’euros dans le monde et plus de 25 millions d’euros en France. Elle devrait rapporter, selon Bruno Le Maire, le ministre français de l’Économie, 500 millions d’euros par an. 

Cette taxe cible les revenus générés par la publicité, la revente de données et les commissions que touchent les plateformes. Une trentaine de groupes seront touchés. Ils sont majoritairement américains, mais aussi chinois, allemands, espagnols ou encore britanniques.

En décembre dernier, Bruno Le Maire avait annoncé que la France se doterait de sa propre législation, faute de consensus européen et même si des projets de taxe similaires existent en Italie, en Espagne, en Autriche et au Royaume-Uni. Le taux de 3 % finalement retenu en France est similaire à celui d’un projet européen présenté il y un an, mais qui n’a pas abouti. La France a échoué à convaincre l’Irlande, la Suède, le Danemark et la Finlande, les quatre derniers pays européens récalcitrants. Or l’unanimité est nécessaire dans l’Union européenne pour les décisions concernant la fiscalité. 

La polémique profite aux Gafa

Dans l’UE, les bénéfices des multinationales du numérique sont en moyenne deux fois moins imposés que ceux des entreprises traditionnelles. Les États européens ne sont cependant toujours pas parvenus à un accord sur la proposition de la Commission européenne d’une taxe commune sur les géants du numérique – dits « GAFA » (pour Google, Amazon, Facebook et Apple) – contraignant ainsi les pays les plus volontaires à mettre en place leur propre taxe. Une occasion manquée pour parvenir à une fiscalité plus juste, qui illustre la difficulté de l’UE à traiter la question de la concurrence fiscale au sein du marché unique.

Au sein de l’UE, chaque État membre décide de sa politique fiscale. L’impôt sur les sociétés peut ainsi constituer un levier d’attraction pour certains pays de l’UE, qui proposent aux entreprises une fiscalité particulièrement avantageuse. D’une façon générale, la concurrence fiscale tend à faire baisser les taux d’imposition des entreprises depuis les années 1990, mais des écarts importants subsistent au sein du marché intérieur.

Et les géants du numérique profitent largement de ces écarts. Car même si les Gafa et les multinationales de l’économie digitale (Uber, Airbnb, etc.) se déploient dans des secteurs différents, ils ont une particularité commune : proposer leurs services sur le web leur permet de localiser leur siège social (et donc leurs bénéfices) dans un pays différent de celui où se trouvent leurs utilisateurs. Leur modèle repose sur des échanges dématérialisés et des actifs incorporels – algorithmes et bases de données.

Payer la juste part

Or les règles actuelles d’imposition des bénéfices reposent sur le principe de l’établissement stable. Autrement dit, l’entreprise paye des impôts sur ses bénéfices dans le pays où elle est présente physiquement. Une présence qui se mesure par le nombre d’employés ou encore le montant des actifs corporels – usines, terrains, machines, etc.

En l’absence d’harmonisation fiscale européenne, les Gafa sont, par conséquent, incités à localiser leurs filiales européennes – et donc leur présence physique – dans les pays qui proposent les taux d’imposition les plus faibles comme l’Irlande ou le Luxembourg, tout en limitant leur présence physique dans les autres. Par exemple, la société Google France a déclaré sur son dernier chiffre d’affaires, 325 millions d’euros, sur lesquels elle a été imposée à hauteur de 14 millions d’euros. Pourtant, le chiffre d’affaires de Google en France peut être estimé à environ 2 milliards d’euros rien que sur les recettes publicitaires, estime le Syndicat des régies internet. 

Dès lors, la question est de savoir sur quels critères taxer ces entreprises afin qu’elles payent « leur juste part d’impôt » dans les États où elles exercent une activité économique. La Commission européenne a proposé aux États membres de taxer à hauteur de 3 % le chiffre d’affaires (et non pas les seuls bénéfices comme dans le système classique) générés par certaines activités numériques : la vente de données personnelles, la vente d’espaces publicitaires en ligne ciblant les utilisateurs selon les données qu’ils ont fournies, et les services qui permettent les interactions entre utilisateurs et facilitent la vente de biens et de services entre eux (Airbnb, Uber, Deliveroo, etc.).

En partant donc du principe que ce sont les utilisateurs qui créent la valeur de ces services, le chiffre d’affaires pourrait être mesuré à l’échelle de chaque État. La taxe serait donc due par les entreprises du numérique dans chaque État membre où se trouvent leurs utilisateurs. Elle frapperait les très grandes entreprises de l’économie numérique (et donc les plus susceptibles de se livrer à une planification fiscale agressive), c’est-à-dire celles qui réalisent un chiffre d’affaires mondial annuel supérieur à 750 millions d’euros, dont 50 millions imposables dans l’UE. Ce dernier seuil permet de viser les entreprises dont l’empreinte numérique est significative dans l’UE. En conséquence, seules 120 à 150 entreprises (des géants de la tech dont la moitié est américaine, un tiers asiatique et un tiers européen) seraient concernées.

Les pays opposés à la taxe Gafa

La Commission européenne présente cette taxe comme « provisoire » : elle aurait vocation à disparaître avec la possible – mais au demeurant hypothétique – création d’une taxe mondiale dans les prochaines années. Avec un taux de 3 %, cette taxe pourrait rapporter 5 milliards d’euros par an aux États membres.La taxation des géants du numérique lancée par la Commission s’inspire largement d’une proposition formulée par la France, l’Allemagne l’Espagne et l’Italie. Cependant, l’Allemagne rechigne en réalité à apporter son soutien à la France, notamment par crainte de représailles américaines sur les importations allemandes. Et ce alors que Donald Trump, qui s’est lancé dans une guerre commerciale avec le monde entier, regarde d’un mauvais œil le secteur automobile allemand. Par ailleurs, l’administration américaine fait des « pressions directes » auprès des différentes capitales européennes pour les dissuader de mettre en place cette taxe Gafa.

Même argument pour la Suède, le Danemark et la Finlande : « Une taxe sur les services numériques s’écarterait des principes fondamentaux de l’impôt en ne s’appliquant qu’au chiffre d’affaires, sans prendre en compte le fait de savoir si le contribuable réalise un bénéfice ou non ». Ils considèrent également qu’en l’état, la taxe jouerait « contre les intérêts de l’Europe en compliquant la coopération internationale en matière de fiscalité », craignant que ce projet européen n’aille à l’encontre des discussions internationales en cours.

Logiquement, les États membres qui proposent de faibles taux d’imposition sur les bénéfices des entreprises et qui accueillent ces géants de la tech ne soutiennent pas non plus particulièrement la proposition de la Commission européenne et sont rapidement rangés derrière l’Allemagne. Ces pays, à l’image de l’Irlande qui accueille les sièges de Facebook et de Google, ou du Luxembourg qui accueille Amazon, fondent leur attractivité économique sur cette fiscalité très avantageuse. Enfin, sans surprise, les géants du web eux-mêmes s’opposent également à la taxe GAFA. Dans une lettre adressée aux ministres de l’Économie de l’UE, seize dirigeants d’entreprises de la tech européenne leur ont demandé de « ne pas adopter de mesure qui causerait un dommage matériel à la croissance économique, à l’innovation et à l’emploi en Europe ».