Comment le besoin d’innovation change la Turquie ?

Dans une tribune, Bertrand Viala, fondateur de Battle Tested Consultant brosse le portrait d’une Turquie qui se renouvelle. Selon lui, afin de séduire les jeunes électeurs, les partis turcs doivent placer l’innovation au coeur des préoccupations politiques.

Le résultat des récentes élections municipales en Turquie, qui a vu le parti AKP (le parti de Recep Tayyip Erdogan) être  mis en difficulté dans les grandes métropoles turques , n’est pas à interpréter uniquement sous l’angle politique mais surtout comme un changement générationnel, tant démographique qu’économique. L’AKP avait été jusqu’alors le parti incarnant la modernisation du pays, le parti lui ayant permis de réformer son économie et de sortir de décennies de stagnation afin de rejoindre le club envié des puissances émergentes.

Après son arrivée au pouvoir en 2002, en moins de dix ans, la Turquie a modernisé son économie en augmentant sa production locale et ses capacités de recherche et développement dans des domaines clefs tels que la défense ou l’énergie et a su développer son propre agenda diplomatique, nouant de nouvelles alliances dans le cadre d’une combinaison réussie de diplomatie économique et de neutralité.

La dernière décennie a vu cependant une accumulation de déstabilisations massives tant sur le plan politique qu’économique, allant de l’effondrement de la Syrie aux bouleversements de Gezi en 2013, de la tentative de coup d’Etat de 2016 à  l’effondrement de la lire turque en 2018 , qui ont mis à mal le modèle socio-économique qui avait eu tant de succès au début du siècle.

Le fragile sursaut démocratique de la Turquie

Si le gouvernement a su faire preuve d’une extrême résilience, cela fut au prix d’un coût politique élevé, dans le cadre de ses relations avec ses partenaires étrangers ainsi que d’une partie de l’opinion publique. La résurgence des tensions sur la Syrie avec Moscou, pourtant devenu récemment l’allié objectif d’Ankara face aux Etats-Unis sur  les questions d’armement , illustre à merveille l’inconstance du contexte dans le lequel évolue la Turquie.

Les récentes élections municipales ont montré que, sur le plan intérieur, le pays était peut-être arrivé à la fin d’un cycle, forçant le pouvoir politique à s’adapter à de nouveaux équilibres socio-économiques.

Bouleversement des équilibres

Le succès économique de l’AKP reposait principalement sur la combinaison du développement immobilier et de l’extension des disponibilités de microcrédit, adossé à un programme d’industrialisation et de développement des infrastructures et des territoires très ambitieux, qui a tenu une grande partie de ses promesses.

Cependant, la numérisation de l’économie mondiale et les enjeux liés à l’industrie 4.0 ont comme partout bouleversé les équilibres sur lesquels l’AKP avait basé le redémarrage de la machine économique. En ce sens, les différents gouvernements AKP ont entamé la mise en place de nouvelles pistes pour promouvoir l’innovation. Ces changements s’accompagnent pour la Turquie de la nécessité d’insérer dans la nouvelle économie une population jeune, encore en croissance et qui, dans ce nouvel univers, commence à tester et faire valoir ses aspirations.

Le premier constat est l’arrivée à maturité de la génération des Millennials et des « digital natives », marquée, comme partout, par leur aspiration aux innovations sociales et économiques. Les jeunes nés en 2001 étaient 1,256 million à voter pour la première fois aux dernières élections. Les 15-24 ans représentent 15,8 % de la population totale en 2019. Des proportions importantes à prendre en compte, d’autant que le taux de croissance annuelle de la population atteignait encore 14,7 % l’année dernière, en augmentation par rapport aux 12,7 % de 2017. En 2018, l’âge moyen des Turcs était de 32 ans.

L’innovation, nouvelle priorité

Une grande partie de ces électeurs n’a pu prendre la mesure du pas de géant accompli par la Turquie au début du siècle et n’a pratiquement connu que l’AKP au pouvoir. De ce fait, dans une période de mutation technologique, sociale et économique, certains d’entre eux, majoritairement dans les grandes villes, sont tentés par la recherche d’alternative.

Istanbul, catalyseur du renouveau turc

Convaincre cette population, notamment dans les métropoles où se concentrent les étudiants, dont la recherche tend à montrer qu’ils ont des postures socio-politiques plus libérales, a été et restera l’enjeu des élections en Turquie. Meral Aksener, avec son mouvement récemment créé le Iyi Parti (Le Bon Parti) a su capitaliser sur ce potentiel et obtenir une place stratégique sur l’échiquier politique. Elle a été l’une des clefs du succès du CHP (Parti républicain du peuple) et de son représentant Ekrem Imamoglu aux municipales de juin à Istanbul en appelant à soutenir ce parti. Le slogan auquel elle s’est ralliée et qui résumait la stratégie d’Ekrem Imamoglu était celui de la « Yeni Nesil », Nouvelle Génération, par opposition au slogan phare de l’AKP lors de la dernière décennie : « Yeni Turkiye », Nouvelle Turquie.

Au sein de l’AKP, les débats existent sur le type de gouvernance à donner au parti et au pays, et montrent que ses leaders ont bien pris la mesure de l’enjeu…