Étienne Tshisekedi wa Mulumba et les milieux d’affaires

 L’opposant historique de la RDC a tiré sa révérence, à Bruxelles, loin de la scène politique nationale, comme le vieux lion s’en va mourir en solitaire dans la jungle dans le conte des animaux sauvages. Son combat politique a désormais un goût d’inachevé car tout au long de son parcours du combattant, il s’est battu pour l’avènement d’un État de droit. C’est peut-être pour cette raison que des patrons - ceux qui refusaient de mêler leurs affaires à la politique - ont été le bras séculier de son parti, l’UDPS, face à un régime hostile à l’émergence individuelle.

 

« Avec la mort inopinée d’Étienne Tshisekedi wa Mulumba, la démocratie est en berne en République démocratique du Congo. » c’est en ces termes qu’un homme d’affaires kasaïen, très influent et ayant requis l’anonymat, a réagi à l’annonce du décès de l’icône de la démocratisation en République démocratique du Congo, le 1er février, à Bruxelles en Belgique. Invité du soir à Limete, à une certaine époque, cet industriel pense que l’opposant radical devant l’Éternel aura fait durer le suspense jusqu’au bout (de sa vie). Pour lui, après une vie politique intense, comme l’un des plus proches collaborateurs du dictateur Mobutu, avant de devenir son farouche adversaire politique, « Tshitshi reste le personnage clé de la démocratisation du pays ».

Avec pour mots d’ordre « changement », « État de droit », « liberté » et « le peuple d’abord », son action politique entre 1981 et 2017 lui vaudra pour longtemps encore l’estime et la considération des Congolais toutes obédiences confondues, laisse entendre un homme d’affaires belge d’origine israélienne, installé au Congo depuis 1954. « Car ce juriste laisse une image de politique intransigeant mais probe », déclare-t-il. Un point de vue partagé dans son cercle d’amis dans le quartier industriel de Ndolo, avenue ex-Flambeau.

Tshisekedi était la bête noire des dignitaires et des partisans du régime du parti-État, le MPR (Mouvement populaire de la révolution) fondé en mai 1967 et dirigé de main de fer par le maréchal Mobutu Sese Seko, lui-même, le « Grand Léopard ». Tout simplement parce qu’il représentait une menace pour leurs intérêts égoïstes. « Pourtant, pour bien des entrepreneurs locaux et investisseurs étrangers, il apparaissait comme l’homme du compromis avec les milieux d’affaires », confie cet autre homme d’affaires du Nord-Kivu. En effet, explique-t-il, à chaque fois que Tshisekedi était nommé 1ER Ministre, on observait une chute brutale du taux de change, notamment sur le marché parallèle. En 1993, lorsqu’il fut encore évincé de la primature, au profit de Faustin Birindwa, ancien de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), l’espace géographique kasaïen refusa de cautionner sa réforme monétaire. Ce qui donna lieu à un « dédoublement des institutions » : Birindwa et son gouvernement légal sur l’avenue Roi Baudouin tandis que Tshisekedi et son gouvernement tenait conseil des ministres sous le manguier sur l’avenue Pétunias à Limete.

Deux zones monétaires

Sur le plan économique, la conséquence est que le nouveau zaïre mis en circulation par le cabinet Birindwa fut boycotté au Kasaï, fief de Tshisekedi, étant donné que la politique est sociologiquement en Afrique avant tout une affaire de clan et de tribu. Les opérateurs économiques de la région lui ont préféré le zaïre ancien jusqu’à l’avènement du franc congolais, cinq ans plus tard. Il a fallu un subtil tact politique et un peu de lobbying avant que l’ancien gouverneur de la Banque centrale, Jean-Claude Masangu Mulongo ne lançât le franc, mettant ainsi fin à l’existence des deux zones monétaires dans le pays.

Dans la plupart des milieux d’affaires dans le pays, on témoigne que la gouvernance politique sous le régime du parti-État n’était pas encline à l’émergence des affaires individuelles. Pour preuve, avant la dérive dictatoriale, à partir du milieu des années 1970, le Congo-Zaïre pouvait s’enorgueillir de la classe de ses capitaines d’industrie, dont le fleuron était formé par des self-made men (Dokolo, Kisombe, Kansebu, Mutambayi, Matanda, Nguza, Kasale, Katebe…). Ceux-ci ne devaient leur réussite sociale qu’à eux-mêmes. À l’époque du Zaïre, et avec l’appui du pouvoir en place, certaines personnes ont fait fortune grâce à la zaïrianisation décrétée en novembre 1973. Cette nationalisation leur a permis d’hériter d’unités de production et d’autres biens appartenant à des entrepreneurs étrangers, notamment belges, israéliens, portugais et grecs. Ces derniers ou leurs ayants droit espéraient beaucoup de l’avènement de l’État de droit pour obtenir réparation.

Et puis, il y avait surtout des fortunes qui se sont bâties dans l’ombre du pouvoir. Le contexte de l’époque a été marqué par le népotisme et le clientélisme. Ceux qui montaient financièrement en puissance, loin de la sphère d’influence du clan présidentiel ou des dignitaires du régime, étaient dans le viseur, sinon des tenants du pouvoir, du moins des services secrets.

Soupçonnés de financer le parti subversif

C’est ainsi que des hommes d’affaires (diamantaires, commerçants, industriels, investisseurs…) cherchaient des parapluies dans l’entourage familial du PF (Président-fondateur du MPR), auprès des hommes forts du régime (généraux, membres du comité central du MPR, ministres, P-dg…), par crainte de tout perdre. Ceux qui refusaient de faire allégeance ont été mis à l’index, accusés de « subversion », c’est-à-dire de financer l’opposition clandestine ou l’UDPS. Bien des entrepreneurs, à travers le pays, ont été systématiquement passés à la trappe des services secrets et contraints à la faillite à la suite de la confiscation de leurs biens et avoirs après moult subterfuges.

Dans ce climat délétère marqué par la peur du lendemain à cause de la dérive dictatoriale, un changement de direction à la tête du pays était tacitement soutenu par la majorité des patrons locaux dont la culture des affaires est fondée sur la logique de l’entreprise individuelle ou familiale. Vu sous cet angle, un bon environnement des affaires supposait à l’époque un ensemble des conditions politiques, légales, institutionnelles et réglementaires pour régir le bon exercice des affaires. Tel ne fut pas le cas sous le régime de Mobutu, fait remarquer un fils d’un ancien ministre des Finances, puis de la Culture dans les années 1960, devenu aujourd’hui entrepreneur agricole au Plateau des Bateke. Par exemple, souligne-t-il, le petit commerce n’était pas l’affaire exclusive des nationaux. Le trafic d’influence a été tel que le « terrorisme » fiscal et douanier était devenu la norme. L’État étant devenu la bête dont tout dignitaire du régime ou leurs dépendances pouvaient et devaient se servir.

Pillages, le coup de grâce

La corruption, l’accaparement des richesses par les élites au pouvoir et les rentes de situations dues (népotisme et clientélisme) ont été un frein au développement des petites et moyennes entreprises ou industries (PME/PMI). Les pillages de 1991 et 1993 – orchestrés par le pouvoir lui-même en instrumentalisant l’armée et la police pour déjouer l’action économique de Tshisekedi, à chaque fois qu’il a été nommé 1ER Ministre – ont donné le coup de grâce à ce qui survivait encore de la banqueroute de l’État dans les années 1980. La mise sous perfusion de l’économie nationale par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque

mondiale à travers les politiques d’ajustement structurel, les fameux PAS, n’ont pas permis d’en finir avec la gouvernance à vue du régime. Ce dernier ne se gênait pas de tourner la planche à billets pour satisfaire ses besoins de prestige, entraînant ainsi le pays dans une spirale d’hyperinflation.

Le changement politique était donc souhaité par les patrons qui aspiraient à l’émergence sans un quelconque soutien du régime politique. Les entrepreneurs se heurtaient à des contraintes politiques, réglementaires et administratives plus lourdes. Les droits de propriété et autres étaient moins bien protégés… Pour eux, seul l’État véritablement de droit pouvait assurer la régulation économique essentielle et constituer, de ce fait, le vecteur capital de développement économique et social. Et l’UDPS, avec son leader Tshisekedi, pouvaient incarner le mieux cet idéal d’État de droit.

Le changement du climat des affaires dans le pays était finalement une nécessité pour le développement du secteur privé véritable, garanti par la sécurité juridique et judiciaire des investisseurs. Réformateur contesté, Tshisekedi se déclarait pour l’indépendance de la justice et pour une administration et un appareil judiciaire débarrassés de « danseurs », « corrompus » et « profiteurs patentés ». Bref, personne ne doutait qu’il allait mettre en pratique ses intentions de débarrasser la République du système mobutiste qui ne profitait qu’à une minorité. Quoi de plus normal que les mobutistes et autres assimilés ont eu envers lui un sentiment proche de la haine et lui ont réservé un accueil hostile à chaque fois qu’il se rapprochait du pouvoir d’État.

Porté par une franche importante de la population, Tshisekedi a semblé avoir plombé ses chances d’accéder un jour à la magistrature suprême à cause de son intransigeance. Et les grandes manœuvres politiques, de septembre à décembre 2016, ont précipité son come-back politique. À 84 ans, rongé par la maladie, le « vieux » Tshitshi n’avait plus les ressources physiques nécessaires pour continuer sa lutte pour l’avènement de l’État de droit en République démocratique du Congo. Luba, originaire de Kabeya Kamuanga dans le Kasaï oriental, il est le premier diplômé « docteur » en droit de l’université Lovanium de Kinshasa. Ce qui lui a valu d’être tour à tour commissaire général dans le tout premier gouvernement de Mobutu, directeur général de l’École nationale d’administration (ENDA), ministre de la Justice et de l’Intérieur, ambassadeur, député national, 1ER Ministre…

Reste une inconnue, de taille

En 1982, faisant partie du groupe de 13 parlementaires qui adressèrent une lettre ouverte au président Mobutu, Tshisekedi est arrêté par les services secrets du dictateur. Après la prison et la torture, la relégation pour les 13 parlementaires dans leurs villages d’origine respectifs… C’est pendant ces années de souffrance que le mythe de Tshisekedi s’est construit. Pour les uns, c’est le « Moïse » qui est venu libérer les Zaïrois des griffes du dictateur Mobutu, pour les autres, il est le héraut-héros de la démocratie.

En 2016, quand il est rentré des soins médicaux en Belgique, on le savait malade et fatigué. Mais le « vieux » ne s’empêchait pas de monter en première ligne pour le compte du Rassemblement (de l’opposition radicale). Des hommes du sérail confient qu’il faisait déjà part de son intention de quitter la scène politique active pour incarner le rôle de l’autorité morale à l’instar de Nelson Mandela en Afrique du Sud. Certains « jeunes turcs » dans et en dehors de son parti avaient déjà la confiance du Sphinx de Limete, au regard de leur pedigree révolutionnaire ne souffrant d’aucune contestation.

La mort de Tshisekedi intervient à un moment critique, en pleine crise de la négociation de l’arrangement particulier du dialogue politique du centre interdiocésain. D’aucuns pensent que Tshitshi aura lutté presque pour rien car il n’a pas atteint son but, c’est-à-dire il n’est pas entré comme Moïse de la Bible dans Canaan, la Terre promise, après tant d’années de sacrifices. Pour les chrétiens, l’homme véritable c’est celui qui donne sa vie pour les autres.

À ce titre, Tshisekedi est une victoire. Des aviseurs sur  la politique de la RDC estiment que par-dessus tout, le plus grand mérite de Tshisekedi aura été son combat pour l’éthique et la morale dans la vie politique nationale. Pour la petite anecdote, aussi paradoxal que cela puisse paraître, au plus fort de la transition démocratique des années 1990, Mobutu faisait foi aux propos de Tshisekedi plus qu’aux BI (bulletins d’information) de ses collaborateurs et/ou ses services sur Tshisekedi.

Depuis qu’ils lui avaient menti en 1991 que Tshisekedi avait mis à l’abri femme et enfants suite aux événements dans le pays, alors que cela n’était pas vrai. Un proche du maréchal nous a confié un jour ceci : « Lorsque Tshisekedi, alors 1Er Ministre, décide de démonétiser le billet de 5 000 000 zaïres surnommé Dona Beija du haut de la tribune du Parlement de transition (HCR), après avoir contesté les chiffres du gouverneur de la Banque centrale, le professeur Nyembo Shabani, sur la masse réelle en circulation de ce billet, le PF est dans tous ses états et convoque toutes affaires cessantes ses collaborateurs concernés. Il voulait des explications claires parce que, leur dit-il en lingala : tata wana (Tshisekedi) akosaka te (traduisez : cet homme-là ne ment jamais)… » Authentique !

Reste une inconnue, de taille : qui va reprendre le flambeau, vu le charisme de l’illustre disparu ? La plupart des analystes estiment que la marge de manœuvre au sein de sa base politique (UDPS) est si étroite qu’elle pourrait donner lieu à une guerre des clans. Ce qui profiterait à coup sûr aux adversaires politiques. Une chose est sûre : les jeux ne sont pas faits.