Firmes internationales et États : rapports de force ou rapport de forces

Edmond Lutete Ndala est chercheur et analyste économique congolais résidant en Afrique du Sud. Dans le débat actuel sur la « guerre du cobalt » et la révision du code minier en RDC, ce connaisseur pense qu’il faut déplacer le curseur… Il répond aux questions de Business et Finances.

 

D’emblée, il pose : « Ce n’est pas, déjà, demain que les pays en développement, surtout africains, vont inverser le rapport de forces entre les multinationales et les États possédant les ressources naturelles. Je pense qu’il faut fixer le curseur sur la question clé suivante : que fait-on de la rente minière ou pétrolière, même avec le peu que l’on reçoit des firmes multinationales (FMN), qui exploitent nos ressources naturelles ? » D’après lui, « qui peut le moins, peut le plus », dit un adage français… « Si nous n’avons pas été capables de construire le pays, même avec ce peu-là, pensez-vous vraiment que nous serions capables d’y parvenir, même si on nous donnait davantage d’argent ? »

Edmond Lutete ajoute : « Autant, on semble se préoccuper de l’équité dans ce que rapporte l’exploitation de nos ressources naturelles, autant, on devrait se préoccuper de la gestion de la rente minière ou pétrolière. C’est là, à mon avis, qu’il faut placer le curseur dans ce débat. » Sur ce registre, la plupart des dirigeants africains ont tout faux, souligne-t-il. « Ils se comportent comme si les gisements étaient inépuisables ». Que non !, dit cet analyste économique, qui ne croit pas du tout à la « malédiction des ressources naturelles », c’est-à-dire pays riches en matières premières mais populations pauvres.

« La malédiction des ressources naturelles dont on parle tant, ça n’est pas le fait de seules FMN. C’est aussi et surtout le fait de notre propre comportement car la rente minière ou pétrolière profite uniquement à la minorité au pouvoir… Ne nous voilons pas la face. Le jour où l’on va changer de paradigme, c’est-à-dire cette rente profite à toute la population à travers une distribution équitable de richesses, vous allez voir qu’on ne parlera plus de malédiction. Le problème réside dans la gouvernance. »

Aujourd’hui, on parle tant de la « géopolitique des multinationales », du rapport de forces et/ou des rapports de force. Qu’est-ce à dire ? « On comptait environ 7 000 FMN au début des années 1980, leur nombre est passé à plus de 100 000 aujourd’hui. C’est dire que les firmes internationales jouent désormais un rôle crucial dans le processus de la mondialisation en tant qu’acteurs économiques. La géopolitique des FMN n’est rien d’autre que les rapports de force qui s’installent entre la puissance ascendante des firmes et celles des États, la nouvelle spatialité qui naît de leurs stratégies avec l’apparition de nouveaux espaces surplombant les espaces nationaux, dépassant le seul processus d’internationalisation. Sous cet angle, on parle du rapport de forces, qui procède en fait des rapports de force ».

Une géographie en mouvement

Trop savant pour être bien compris par le citoyen lambda. « La plupart des analyses consacrées à cette problématique mettent en relief les grandes lignes d’une évolution économique et géographique qui est encore en cours, c’est-à-dire quelles sont les FMN dominantes et où se localisent-elles ? Comme on peut bien le constater, c’est une géographie en mouvement », explique-t-il.

En tout cas, d’après lui, la géopolitique des FMN permet d’appréhender le poids respectif de chaque ensemble géographique combiné à l’étude de secteurs clés. Ainsi, le regard est porté autant sur les banques que sur les entreprises minières, pétrolières et gazières ou encore sur les firmes du numérique, notamment ces 5 grandes sociétés américaines qui dominent le secteur (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).  « La géographie de ces firmes fixe aussi la géopolitique, c’est-à-dire les trois centres d’impulsion (Asie, Afrique et Amérique latine) tout comme la situation dans certains pays émergents (Inde et pays du Golfe) et aborde enfin la face sombre de l’activité des multinationales : esclavage et travail forcé, pillage des ressources, blanchiment, corruption et relations aux organisations criminelles », ajoute-t-il. Forbes Global 2000 a établi le focus des 50 premières multinationales dans le monde. Ce classement se base sur quatre critères : chiffre d’affaires, bénéfice, actif et valeur boursière. Que dire de ce classement ? « Cette géographie des 50 premières firmes démontre la place dominante des centres d’impulsion et au cœur du centre asiatique, la place de la Chine… Bien sûr, les classements et les représentations cartographiques varient en fonction des indicateurs choisis ». Et de faire remarquer que « l’internationalisation du capital » est un des phénomènes les plus significatifs de ces dernières décennies. C’est dès le XIXe siècle que les firmes des pays occidentaux ont commencé à investir loin de leur territoire d’origine dans des plantations et des activités minières outre-mer. Cependant, la véritable « multinationalisation » a pris son essor aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle ne touche plus seulement le secteur primaire, mais aussi, et de plus en plus, les industries de transformation et le secteur des services (banque, hôtellerie…). « La conquête de marchés nouveaux est devenue alors la principale motivation des FMN. Pendant les années 1960 et 1970, les entreprises européennes et japonaises emboîtent le pas aux firmes états-uniennes qui avaient lancé le mouvement », rappelle-t-il.

Et de poursuivre : « Le mouvement s’est encore amplifié pendant les années 1980, en particulier grâce à l’essor des télécommunications. Ainsi, les investissements directs (fusions, absorptions, création de filiales, prises de participations) ont progressé 2 ou 3 fois plus rapidement que le commerce mondial ». Une des raisons supplémentaires de ce mouvement était la recherche de gisements, de main-d’œuvre à bas prix. « D’où, on parle aujourd’hui de globalisation, c’est-à-dire que pour les très grandes firmes, le monde se transforme en une zone unique de production et d’échanges…

…sur laquelle elles créent, suppriment ou délocalisent leurs unités de production ou leurs filiales. La tendance étant d’ailleurs à s’associer de plus en plus souvent, en nouant des réseaux complexes et mouvants », souligne cet analyste économique.

Les FMN dans la mondialisation

Quelles sont les raisons qui président pour une entreprise à la décision de s’implanter sur un territoire plutôt que sur un autre ? « La recherche du moindre coût n’est pas, contrairement aux idées reçues, la seule motivation. Une entreprise peut en effet privilégier une localisation à proximité immédiate de ses marchés ou l’accès à des ressources rares. Le dumping social exercé par les FMN qui localisent leurs activités dans des pays émergents ou en développement reste cependant bien réel. Il tend même depuis quelques années à accroître les déséquilibres entre ces derniers et les pays développés dans la mesure où désormais des unités de production délocalisées peuvent atteindre une productivité équivalente ou supérieure à leurs homologues des pays avancés, malgré un coût de travail cinq à dix fois plus faible. »

Voulez-vous dire que les FMN définissent les règles de la mondialisation ? « Si les États conservent un rôle essentiel dans la définition des normes politiques de la mondialisation, mais ils ne sont pas les seuls acteurs producteurs de ces normes. Ils doivent faire avec la montée en force des acteurs privés, notamment les FMN, dans le domaine clé de la fixation des règles en particulier. »

Que dire de la responsabilité des entreprises multinationales pour les violations des droits de l’homme et des scandales qui se multiplient, notamment sur le continent africain ? « On observe que des voix s’élèvent avec vigueur pour dénoncer les nombreuses abus. Plusieurs situations sont en effet préoccupantes, en l’occurrence l’exploitation abusive des ressources naturelles et la pollution de l’environnement… Si les obstacles persistants témoignent du rôle majeur que doivent jouer les entreprises dans l’édification d’un cadre protecteur, les États africains se doivent de faire respecter les initiatives en matière de responsabilité sociale des entreprises, par exemple… »