Quand les initiés planchent sur les turbulences africaines

C’est bien souvent dans les coulisses et lors des « agapes », une tradition chère aux francs-maçons, que les langues se délient le plus. Les 24e Rehfram, présidées par la Grande Loge unie du Cameroun (GLUC), n’ont pas échappé à cette règle. Mais, loin de la langue de bois, des déclarations officielles invitant les « frères » et « sœurs » à davantage d’actions et de prises de position sur les grands problèmes du continent ont marqué cette rencontre, qui, sur plusieurs plans, traduit un changement par rapport aux éditions précédentes.

Les signes du changement

Premier signe de ce changement, le thème de réflexion retenu pour ces 24e Rehfram : « Face à la montée de l’intolérance et de la violence, francs-maçons d’Afrique et de Madagascar, quels sont nos devoirs envers notre continent ? » Si son approche conserve une dimension philosophique,  il invite aussi les maçons à s’impliquer davantage dans la cité  « pour y faire émerger les principes et les valeurs maçonniques ». Une manière d’appliquer la célèbre maxime : « Poursuivre au-dehors l’oeuvre commencée à l’intérieur du temple ». Et, comme le « dehors » est secoué par des crises de tous ordres, plus question pour le franc-maçon de se taire et de rester inactif. Ainsi, au cours d’une « rencontre initiatique » qui a précédé les travaux et  porté sur « le rôle et la problématique de l’initiation maçonnique dans les sociétés en développement », le conférencier a notamment encouragé les francs-maçons à  intégrer les associations des droits de l’homme et les mouvements citoyens et à animer les luttes menées par ces mouvements pour contribuer au renouveau du continent. « Le maçon doit regarder le monde, sans esprit partisan, ni sur le plan politique ni sur le plan religieux », a rappelé le conférencier.

La question des identités abordée

D’autres points ont été évoqués, comme le tribalisme, qui « gagne même les pays occidentaux », avec la montée des replis identitaires un peu partout dans le monde et la question de la binationalité, qui a failli couper la France en deux lors du débat sur la déchéance de la nationalité française pour les binationaux en cas d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou d’acte de terrorisme. Un projet de loi qui a fortement ébranlé des « frères » binationaux vivant en France. « Sommes-nous des citoyens français de seconde zone ? Cette manière de poser le débat accrédite le repli identitaire en France »,  déplore ce maçon d’origine centrafricaine.  Si la binationalité ne pose pas problème à ce « frère » et avocat camerounais, néanmoins « il n’est pas question de confier à des binationaux des fonctions régaliennes, comme le poste de ministre de la Défense ou des Affaires étrangères », affirme ce dernier, pour lequel l’ambiguïté de  cette double appartenance a été mise en lumière lors de la crise ivoirienne, avec le rapatriement en France de certains binationaux au plus fort de la crise. « Il faut choisir son camp », insiste-t-il.

Sortir les présidents francs-maçons de leur isolement

L’enfermement dans leur tour d’ivoire de la plupart des « présidents francs-maçons », qui n’écoutent plus leur peuple, est un sujet de préoccupation. « Comment faire pour faire remonter certaines informations vers ces présidents ? » s’interroge ce maçon camerounais. Quant à l’égalité hommes-femmes et à l’initiation des femmes, elles ne font pas de doute. Reste qu’au Cameroun de plus en plus de loges masculines tendraient à « ne plus visiter les loges féminines ».  Pas de quoi arrêter la Grande Loge féminine de France. Forte d’une quinzaine de loges en Afrique et à Madagascar, elle a affirmé sa volonté d’appuyer la création d’obédiences féminines nationales au cours des deux prochaines années.

Autre signe de changement, l’affirmation par les puissances maçonniques présentes de la nécessité pour tout maçon d’agir mais aussi de faire savoir. « Il faut entrouvrir les temples pour que sortent des messages visibles avec des actions en perspective », a déclaré la présidente du conseil national de la Fédération française du droit humain. Ainsi « courage de dire et de faire, montrer et se montrer, montrer que la franc-maçonnerie change et ce qu’elle est » font partie des devoirs du maçon. Un point de vue partagé par le Grand Orient de France (GODF). Citant les grands défis de l’Afrique que sont « la santé publique, l’éducation, le développement durable et soutenable, la paix civile et la résolution des conflits pour de vraies réconciliations nationales », Daniel Keller, son grand maître, déclare : « Dans ce contexte, on ne peut plus se contenter de débats à huis clos, confinés dans l’atmosphère compassée de nos temples… Le moment est venu pour les maçons d’Afrique et de Madagascar d’être les artisans du renouveau politique, économique et social du continent, au service d’une vision adogmatique du monde prônant la liberté absolue de conscience et d’une réconciliation des sociétés africaines avec elles-mêmes où tradition et modernité pourront enfin s’accorder et ne plus jamais s’exclure… »

Comment peser sur les décisions politiques et animer les débats publics sans jouer les jurisconsultes et être taxé d’ingérence ? « Nous énonçons des principes philosophiques.  Le respect de l’État de droit et la liberté absolue de conscience sont des principes universalisables qui ne sont pas le monopole des sociétés occidentales mais peuvent s’inscrire dans des cultures différentes. Les politiques de tous pays sont pris dans une tenaille du court terme. La maçonnerie peut redonner au débat public le sens du long terme qui lui fait défaut », assure Keller.

Deux nouvelles loges installées

Cette 24e édition s’est également distinguée avec l’installation de deux loges par le GODF, l’une localisée à Yaoundé et l’autre à Bangui, la capitale de la République centrafricaine. Un coup de canif à la déclaration de Casablanca de 2009 qui encourage la création d’obédiences nationales africaines et l’installation de nouvelles loges par ces dernières ? «  Le respect de cet accord n’interdit pas des évolutions. Il faut avoir en tête l’intérêt du développement de la maçonnerie qui peut beaucoup apporter à la paix civile et à la réconciliation des peuples. Mais il faut veiller à ce que cela se fasse dans le  respect du dialogue et des interlocuteurs qu’est l’ensemble de ces obédiences. Nous en avons parlé avec la Conférence des puissances maçonniques africaines et malgaches (CPMAM) », explique Daniel Keller.

Pour certains maçons, qui tiennent pourtant au principe de la souveraineté nationale des obédiences africaines, le « retour du GODF sur sa terre africaine » signerait les limites de la maçonnerie africaine. Du moins des obédiences inféodées aux régimes en place. D’où la volonté de se démarquer. « Exit la maçonnerie des palais et des affairistes. Nous ne voulons pas être instrumentalisés par les pouvoirs en place ou être leurs otages. On va renouer avec la maçonnerie de l’humilité », insiste ce « frère » camerounais, qui indexe la Grande Loge nationale de France : « Il faut être intransigeant avec tout pouvoir qui s’éloigne de nos principes, même si ce sont des Frères. »

Fraternité centrafricaine

Ce sont ces grands principes, dont la laïcité, et la volonté de rassembler qui ont prévalu à la création de la loge Fraternité centrafricaine, installée le 5 février dernier par le GODF.  Le projet est né à Abidjan, en février 2014, lors des 22es Rehfram. « Nous voulions créer une loge qui rassemblerait des frères et des sœurs, quelle que soit leur religion, et prouver que cela est possible dans un pays déchiré par des conflits », commente Michel Langa, l’initiateur du projet. Cette loge se particularise par ailleurs par la diversité des origines de ses membres, issus de plusieurs pays africains et de France. « C’est l’idée de panafricanisme africain régional que nous voulons faire passer à travers notre atelier. Dans le contexte actuel, l’instabilité des voisins est une cause d’insécurité globale qui ne peut être appréhendée et résolue qu’à l’échelle sous-régionale. Les maçons doivent réintégrer la notion d’unité des peuples que la colonisation a désintégrés. Nous avons trois missions : de réconciliation, d’émancipation des peuples et de sentinelle sur le plan géopolitique », affirme un des fondateurs de la Loge. En outre, preuve que la maçonnerie peut faire bouger les choses, « la déclaration faite sur la Centrafrique par le groupe des fondateurs de notre loge, lors des 22es Rehfram à Abidjan, a inspiré la résolution 2149 de l’ONU », souligne Langa.

Des axes de coopération renforcés

L’intensification des relations entre maçons du Sud et du Nord et leur rassemblement autour de projets concrets ont été recommandés par les puissances maçonniques présentes. Le GODF, pour sa part, milite pour un dialogue durable entre l’Afrique et l’Europe, préfigurant l’ambition de donner corps à la franc-maçonnerie universelle, qui « pourrait prendre la forme d’une rencontre entre l’Alliance maçonnique européenne, qui réfléchit à la manière de réinventer une Europe déliquescente, et le CPMAM. Cela pourrait donner une visibilité politique et sociétale à la franc-maçonnerie du continent africain », note Keller.

Quid des rapports avec la maçonnerie anglo-saxonne et de l’implantation de la maçonnerie dite libérale dans les pays anglophones d’Afrique ? « Nous n’avons pas d’objectifs quantitatifs. La constitution de loges est la réponse à un besoin. Mais nous n’avons peut-être pas été assez actifs. Nous avons un travail d’écoute à réaliser et nous devons être attentifs aux demandes qui s’exprimeraient dans ces pays. Ce sera peut-être un chantier à venir que de faire mieux connaître les principes et les valeurs de la maçonnerie libérale et adogmatique dont le Grand Orient est une des obédiences porteuses, dans des pays où la maçonnerie a pris un autre chemin », conclut Keller.

* Pour les 24es Rencontres humanistes et fraternelles africaines et malgaches (Rehfram), du 1er au 7 février 2016

 


 

La franc-maçonnerie en bref

CPMAM : Conférence des puissances maçonniques africaines et malgaches. Née à Douala en 1979, elle regroupe plus d’une centaine de loges réparties dans une quinzaine d’obédiences.

Rehfram : Rencontres humanistes et fraternelles d’Afrique et de Madagascar. Les premières ont eu lieu en 1992 à Dakar (Sénégal). Réunies chaque année dans une capitale d’Afrique francophone, elles constituent une activité régulière de la CPMAM.

Obédience : ensemble ou fédération de loges (ateliers) qui ont choisi de se rattacher à une même autorité maçonnique. Il faut au minimum 3 loges pour constituer une obédience.  Pour être régulière, une obédience doit être souchée à une puissance maçonnique souveraine, c’est-à-dire avoir reçu d’une obédience pré-existante une patente. Aucune obédience ne se crée ex-nihilo.

Loge (ou atelier) : groupe d’au moins sept maçons, régulièrement initiés. Pour être régulière, une loge doit avoir reçu du grand maître d’une obédience légitimée, un droit de pratiquer le rite (patente) et s’acquitter d’une contribution. Les loges des trois premiers degrés (apprenti, compagnon et maître) sont appelés loges symboliques ou loges bleues.

Triangle : groupe de maçons de moins de sept membres.

Patente : Acte de constitution d’une loge ou d’une obédience délivré par une puissance maçonnique souveraine. La patente garantit la légitimité de la transmission.

Rite : Organisation des degrés et de leurs rituels correspondants.

Tenue : réunion rituelle de maçons au Temple.s