Tour d’Albu : une contre-expertise sensible

En Corse, la tour génoise a été rénovée avec le choix de lui redonner son apparence d’origine au XVIe siècle, toute blanche. Une décision d’experts qui n’est pas du goût de tous.

Pvartout où il faut défendre la brutalité du fait accompli, on déroule le misérable discours de l’expertise. La Corse est maintenant dotée d’une nouvelle langue officielle. Il ne s’agit pas du corse mais de cet idiome de start-upers fanatiques (les macronistes le parlent couramment) qui consiste à se demander publiquement, après chaque ignominie, si l’on a fait assez de «pédagogie» et de «communication autour du projet». C’est avec ce discours que quelques intérimaires du bavardage ont cru river leur clou à ceux qui avaient exprimé leur dégoût devant la tour d’Albu «requalifiée». 

Dans «le débat est clos», on pouvait entendre le «circulez, y a rien à voir» des scènes de crime, formules où expertise et police se reflètent comme discours de coercition. Pour rudimentaire que soit ce langage, il contient une part de vérité : à l’emplacement de la tour d’Albu, il n’y a plus rien à voir ni à aimer. Il y avait des pierres sur l’irrégularité desquelles l’imagination pouvait grimper ; il y a désormais cette tour qui n’est d’aucune époque, lisse comme un front lifté et blanche comme l’oubli. Les publications savantes qui mettent avec application des guillemets à «tour génoise» sont plus que jamais fondées à le faire : ce n’est plus une tour génoise, ni corse, c’est une tour experte, une tour professionnelle, pleinement adéquate à ce que nous savons d’elle. C’est une tour qui est allée à l’université.

Un voyage dans le temps avec une truelle

Les experts en histoire et les experts en architecture martèlent qu’à l’origine, elle avait cette apparence. Je les crois sur parole. Loin de moi l’idée de mettre en doute leur excellence. Mais je ne doute pas non plus de leur balourdise sensuelle, laquelle découle visiblement d’un ressentiment à l’égard du temps. Car ce qui se donne à voir, dans une ruine, c’est moins la carte postale de la déchéance, c’est moins l’idée abstraite du passé que le temps lui-même et les questions qu’il nous transmet. La tour abrite une question. Elle nous interroge sur la qualité de notre propre présence. Sommes-nous réellement présents ? Si la réponse est oui, comment pouvons-nous accepter de vivre parmi tant de laideur ?

Quand le rationalisme le plus plat et le plus anti-artisitique croit avoir pensé quelque chose en disant «elle était comme ça à l’époque, c’est prouvé scientifiquement», on pourrait répondre en suivant la même logique bornée que c’est bien parce qu’elle était comme ça à l’époque qu’elle ne peut plus l’être aujourd’hui, et que c’est faire preuve d’un obscurantisme lugubre que d’entreprendre un voyage dans le temps avec une truelle.

Les hommes qui ont construit ces tours n’étaient certes pas des artistes mais le passage du temps, lui, est un génie. Ce n’est pas là une question plastique et je ne dis pas qu’il ne faille rien rénover. Mais il ne faut peut-être pas non plus tout rénover et je suppose (je ne suis pas expert) qu’il y a diverses façons de rénover, j’imagine (je ne suis pas scientifique) qu’il existe des spécialistes capables de soumettre un projet de rénovation à un questionnement moins sommaire qu’une simple vérification technique et historique.

«Perte de l’aura»

J’ai beaucoup appris sur la technique en parlant avec l’entrepreneur quand je suis allé à Albu. Lui-même m’a cependant confié (il n’est pas historien) qu’il avait des doutes sur l’authenticité historique du panneau solaire qu’on lui a demandé d’installer sur la tour. Mais quand cette authenticité serait parfaitement respectée, elle ne pourrait avoir le dernier mot. L’histoire n’est qu’un aspect de la temporalité, et c’est celle-ci qu’il faut prendre en compte, parce que c’est dans le temps que nous vivons. Si dans l’étude du lexique d’une langue on s’en tenait à l’étymologie sans tenir compte des rapports dialectiques des mots entre eux, on se retrouverait très vite avec un langage codé, c’est-à-dire un langage purement signalétique, univoque, et qui ne serait donc vécu par aucun individu. De la même manière, si pour établir la vérité d’un édifice on se contentait de faire de l’archéologie sans penser aux relations des choses entre elles et avec les êtres à travers le temps, on obtiendrait un paysage codé, à savoir un paysage rempli de significations mais vide de sens.

Car même si la tour ainsi rénovée est vraie, c’est la relation qui est fausse. Nous n’avons pas de relation avec ces tours sous cette apparence. L’état neuf de ces tours ne renvoie à aucune expérience qui puisse être vécue par nous, même par témoignage oral. L’état de ruine, par contre, s’est sédimenté dans un paysage qui est lui-même sédimenté dans notre regard. A l’époque où elles étaient en usage, les tours ne faisaient pas vraiment partie du paysage puisque, ce paysage, il n’y avait que très peu de monde pour le regarder. On ne faisait pas le tour de la Corse en bateau ni sur Google Maps. Voilà pourquoi la signification d’une remise à neuf ne peut rester qu’une signification séparée : sur le plan sensible elle relèvera toujours d’une «perte de l’aura». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on a eu jusqu’ici l’intelligence de ne pas repeindre les statues grecques, dont les experts savent pourtant qu’elles étaient «comme ça à l’époque». Elles sont entrées sans couleur dans la sensibilité occidentale, la Renaissance les a continuées pareillement, et il n’est pas besoin d’être un grand dialecticien pour comprendre que ce serait les falsifier que de les remettre dans leur état vrai.

La tête comme un marteau

Si la tour d’Albu a perdu sa relation avec la mer et le maquis, c’est au profit du dialogue qu’elle entretient avec le parking, lequel est presque aussi grand que le hameau. Une solution technicienne a été donnée au problème de la tour d’Albu parce que ce problème a été posé, et imposé, par l’idéal de développement touristique, dans lequel tout doit devenir opérationnel. Ainsi la tour sera bientôt ouverte au visiteur. Quelques plaisantins ont dit que si on voulait remettre les tours génoises dans leur véritable état d’origine, il faudrait y placer des gardes pour guetter le danger. Ce n’est pas une mauvaise idée, ça créerait des emplois. Ne serait-ce que l’été, pour faire de la pédagogie aux touristes. Mais ce n’est plus la peine de se fatiguer, il n’y a plus rien à surveiller au-dehors : le ravage est déjà là, il s’appelle Technique, Science, Expertise, il a la tête comme un marteau et compte bien s’en servir.

Expert, mon semblable, mon frère, je voudrais simplement te dire ceci : Il y a une histoire de la beauté qui n’est pas l’histoire de l’art ni aucune autre. Elle se condense dans chacun de ces rares instants où nous pouvons dire que nous avons vraiment vécu, où nous avons coïncidé avec notre expérience. Tous les poètes connaissent cette histoire, et par ce mot de poètes, je ne fais évidemment pas référence aux «acteurs de la vie culturelle» mais à n’importe quel être humain dont la vie aurait été transformée par, mettons, la lecture des Illuminations ou la contemplation d’un figuier. Car les œuvres d’art, tout autant que les arbres, sont des expressions de la nature, de sa gratuité surhumaine. La tour d’Albu était entrée dans la nature, ce qui est, à mes yeux, beaucoup plus beau que d’entrer dans l’histoire.