À Washington, une bombe ennemie des libertés

En 1946, le Congrès américain vota un texte anodin en apparence, la loi sur l’énergie atomique. Elle instaurait « un système qui isolait l’arme nucléaire du reste de l’arsenal militaire du pays pour placer son usage sous l’autorité exclusive du président des Etats-Unis », comme l’écrit l’historien David Alan Rosenberg. A l’époque, ce texte ne sembla pas représenter un grand changement par rapport à ce qui prévalait jusque-là. Pendant la seconde guerre mondiale, le Congrès avait déjà conféré des pouvoirs étendus au président afin que l’exécutif puisse gérer de manière plus efficace les crises en temps de guerre : Roosevelt fit usage de ces pouvoirs étendus pour développer en secret la bombe atomique et son successeur Truman pour la larguer sur Hiroshima et Nagasaki avec les effets dévastateurs et terrifiants que l’on sait.

Or, la loi sur l’énergie atomique, ainsi que la loi sur la sécurité nationale qui suivit en 1947, eut des incidences nettement plus importantes que les pouvoirs spéciaux octroyés au président durant la seconde guerre mondiale. Comme l’historien Garry Wills le soulignait récemment dans son excellent ouvrage sur l’histoire de la sécurité nationale Bomb Power (« Le pouvoir de la bombe », Penguin Books, 2010, non traduit), ces lois ont contribué à créer les régimes de sécurité et de surveillance sous lesquels nous vivons aujourd’hui, en accordant à l’exécutif une marge d’action considérable non seulement en temps de guerre mais aussi en temps de paix. Le président put dès lors bâtir un réseau complexe d’organismes opérant dans le plus grand secret – la Commission de l’énergie atomique, la CIA, l’Agence de sécurité nationale (NSA) – et directement rattachés à lui et à son cabinet. Il put allouer des fonds, gérer des réseaux d’espionnage et faire usage de la plus terrifiante des armes de destruction massive sans guère de contrôle des pouvoirs législatif et judiciaire.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis se devaient certes de renforcer leurs stratégies en matière de sécurité nationale, mais le pouvoir conféré à ces institutions a dangereusement mis à mal notre processus démocratique. Le grand politologue Robert Dahl alertait déjà en 1953 : « Cette affirmation n’est guère contestable : les processus politiques de la démocratie ne fonctionnent pas quand il s’agit de politique nucléaire. »

Ces pouvoirs spéciaux permanents furent invoqués lors de la guerre de Corée (1950-1953), du débarquement avorté de la baie des Cochons, à Cuba, en vue de renverser Fidel Castro (1961), de la guerre du Vietnam (1955-1975), de l’occupation de la République dominicaine (1965), et des invasions de la Grenade (1983) et du Panama (1989) – autant d’interventions militaires qui furent lancées sous le couvert d’un certain secret et se déroulèrent sans que le Congrès n’ait officiellement voté de déclaration de guerre.

Mais sans doute l’héritage des lois sur l’énergie atomique et sur la sécurité nationale s’est-il fait sentir de la manière la plus sombre ces deux dernières décennies, lorsque l’administration Bush s’est livrée à l’un des plus graves contournements de notre processus démocratique. Elle a alors enfreint les libertés individuelles et les droits de l’homme, eu recours au transfert secret de prisonniers, à la torture et aux détentions indéfinies, et mis en place un dispositif complexe de surveillance qui interceptait les communications des citoyens américains sans avoir au préalable obtenu un mandat judiciaire.

On pourrait affirmer que ces pouvoirs sécuritaires, utilisés au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, n’avaient rien à voir avec ceux accordés après le largage de la bombe sur Hiroshima et Nagasaki. L’administration Bush était d’un tout autre avis. Comme l’ont fait observer Gary Wills et d’autres, plusieurs membres de l’exécutif ont été enhardis par les pouvoirs spéciaux que leur conférait la bombe, jugeant que la menace de guerre permanente induite par le terrorisme était dans le droit fil de la menace de guerre permanente induite par la bombe.

Comme l’expliqua le vice-président Dick Cheney lors d’un entretien au moment où il quittait ses fonctions en 2008, « je crois que nous avons agi de façon totalement conforme à ce que prévoit la Constitution. Cela fait cinquante ans maintenant que le président des Etats-Unis est suivi en permanence, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, par un aide de camp qui transporte une mallette contenant les codes nucléaires… [Il peut] déclencher une attaque dévastatrice comme le monde n’en a jamais vu. Il n’a pas besoin d’en référer à quiconque, il n’a pas besoin de convoquer le Congrès, il n’a pas besoin d’en référer à la justice. Il a cette prérogative du fait de la nature du monde dans lequel nous vivons. C’est malheureux, mais je pense que nous étions parfaitement habilités à prendre les mesures que nous avons prises. »

Des prémices de son développement aux essais conduits sur des îles confisquées du Pacifique, puis à la dévastation d’Hiroshima et de Nagasaki, l’arme nucléaire n’a pas fait que saper le processus démocratique. Elle a aussi déréglé notre boussole morale et politique. Son pouvoir de destruction incommensurable, la complexité de sa technologie, ses structures de contrôle bureaucratiques et souvent opaques, tout cela faisait que la bombe dépassait l’entendement des citoyens, leurs capacités de jugement moral et politique. Il nous était impossible à nous autres citoyens d’appréhender complètement la puissance terrifiante de l’arme nucléaire et des dispositifs complexes de sécurité et de surveillance mis en place pour la protéger, et notre sens de la responsabilité – notre capacité d’action morale et politique – en a pâti. Notre rôle, ne serait-ce que de citoyens, a été amoindri par la bombe et la politique de sécurité nationale car nous n’étions plus en mesure de justifier ou de nous élever contre ce qui était fait en notre nom.

Nous vivons toujours aujourd’hui dans l’ombre de ce champignon atomique d’opacité et d’état d’urgence permanent. Les interventions terrestres ont peut-être cessé sous Barack Obama, mais nous avons à présent recours à des drones et à des opérations ponctuelles qui violent tout autant la souveraineté des Etats. Des citoyens américains sont inscrits sur des listes de suspects à abattre et exécutés sur la base d’une procédure judiciaire minimale ; et, jusqu’à ce que le Congrès, soumis à une pression croissante depuis les révélations d’Edward Snowden, décide de ne pas proroger le Patriot Act en juin dernier, nous continuions à écouter les communications privées de millions de citoyens américains sans mandat judiciaire. Sur le territoire américain comme à l’étranger, l’impératif de « sécurité » est souvent invoqué pour entraver les droits de l’homme et les libertés individuelles des citoyens américains et cela se produit aussi bien dans le contexte de la sécurité nationale que sous prétexte de sécurité urbaine et de justice pénale.

Peut-on faire autrement ? Comment faire en sorte que nous nous sentions « en sécurité » tout en protégeant la dignité et les droits de nos concitoyens et des femmes et des hommes qui vivent en dehors de nos frontières ? Peut-on concevoir, à une époque d’armes de destruction massive, une politique de sécurité plus juste et plus démocratique qui soit aussi à même de répondre aux exigences de la guerre et aux menaces sur notre territoire et à l’étranger ? La réponse n’est pas simple. Les responsables politiques sont inévitablement amenés à choisir le « moindre mal », qui nécessite bien souvent d’entraver le processus démocratique dans l’intérêt de notre sécurité physique. En principe, un calcul moral et politique préside à ce type de décisions, mais en tant que citoyens ne disposant pas du savoir de nos instances de sécurité nationale, nous devons accepter dans une certaine mesure les appréciations de nos représentants, même s’ils outrepassent les normes et les limites de la démocratie libérale.

Il est probable que nous ayons toujours à vivre sous l’emprise d’un Etat sécuritaire, mais nous devons à tout le moins nous prémunir contre les entorses à nos procédures et principes démocratiques et contre les atteintes à notre personne, et pour y parvenir peut-être faut-il commencer par exiger de nos responsables politiques qu’ils aillent au-delà des choix binaires induits par un sentiment d’état d’urgence permanent. Peut-être ne réalisera-t-on jamais la vision kantienne d’une paix perpétuelle, mais nous pouvons au moins sortir de la guerre perpétuelle.

(Traduit de l’anglais par Juliette Kopecka)

David Marcus est corédacteur en chef de la revue de la gauche critique Dissent. Il est doctorant à l’université Columbia (New York), il travaille sur l’histoire de la pensée politique américaine depuis les années 1960. Il collabore notamment avec le mensuel The New Republic », la revue n + 1, et le trimestriel Bookforum.