Ce que coûtent les sauts-de-mouton aux Kinois

Dans une ville qui grouille, comme Kinshasa la capitale de la RDC, les embouteillages sont un phénomène normal. Et quand on y rajoute des chantiers de construction sur les principales artères, non seulement cela devient un casse-tête pour la mobilité des Kinois, mais ça pèse aussi dans les activités économiques et dans leur portefeuille.

KINSHASA accueille toujours plus d’habitants. On ne sait pas dire avec précision combien la capitale de la République démocratique du Congo en compte actuellement. Kinshasa c’est une ville de fantasmes. Les experts prédisent qu’elle comptera près de 30 millions d’habitants à l’horizon 2050. Avec tout ce qui va avec. Depuis une trentaine d’années, l’absence d’infrastructures routières est le casse-tête principal des Kinois, qui s’épuisent dans les embouteillages. L’élargissement des deux grandes artères de la capitale, le boulevard du 30-Juin et le boulevard Lumumba, n’y a rien fait. 

L’engorgement a lieu à plus grande échelle, surtout pendant les heures de pointe. Le réseau de voirie, en général très dégradé, a une orientation Sud-Nord et Ouest-Nord, convergeant vers Gombe, le centre-ville ou le centre des affaires et des institutions, qui constitue le principal générateur de déplacements dans la ville. Des bouchons se forment, matin et soir, en fonction des va-et-vient quotidiens. Cette situation de tension a conduit les autorités à imaginer la construction des sauts-de-mouton sur les principales artères de la capitale, notamment le boulevard du 30 Juin, le boulevard Lumumba, l’avenue de la Libération, ex-24 Novembre, etc. Une dizaine de chantiers y sont ouverts. 

Une ville qui tend les nerfs

Si l’érection de ces ouvrages vise à décongestionner Kinshasa et faciliter la mobilité des personnes et des biens, les Kinois devraient prendre leur mal en patience, car les travaux pourraient durer plus de temps que prévu. En effet, sur le boulevard du 30 Juin, par exemple, les ingénieurs se sont rendu compte qu’il faut creuser jusqu’à une profondeur de plus de 30 m. Seulement voilà, depuis que les chantiers ont été dressés sur la voie de circulation et du matériel de forage d’exploration installé, les Kinois éprouvent des difficultés pour aller travailler, commercer, étudier, se soigner et voyager. Tenez : il faut trois à quatre heures du temps pour rallier le centre-ville et l’aéroport de Ndjili. Avec les chantiers des sauts-de-mouton, les bouchons sur le boulevard Lumumba tendent les nerfs à partir du pont Matete. Le supplice – on ne sait pas combien de temps il va durer – imposé aux Kinois a non seulement un coût économique sur leur portefeuille, mais aussi sur les activités économiques dans la ville. Business et Finances a réalisé un sondage entre le 7 juin et le 7 juillet via un questionnaire auprès d’un échantillon de 1 133 individus, redressé afin d’être représentatif de la population active des 15-64 ans résidant à Kinshasa, selon les critères sociodémographiques (sexe, âge, lieu de résidence et situation face à l’emploi). 

Le secteur des transports touché

Le coût des transports pour aller travailler, faire son commerce, étudier et se soigner pèse désormais lourdement dans le portefeuille des Kinois. Là où on déboursait jusqu’à 5 dollars par jour pour faire ses courses : se rendre sur son lieu de travail, de commerce ou d’études, se rendre à l’hôpital pour se soigner, etc., il faut dépenser pour le moment le double, voire le triple. Comment ? Les transporteurs en commun (taxis, taxi-bus et bus) font désormais payer le double tarif, sinon ils remettent au goût du jour la pratique dite « Demi-terrain ». 

Par exemple, les taxis qui partent de la commune de Lemba s’arrêtent à la 7è Rue Limete (500 FC). Et ils prolongent la course vers la place Victoire à Matonge (500 FC), alors que d’ordinaire le trajet entre Lemba et Victoire est payé 500 FC. Ou ils prennent les passagers pour le centre-ville (1 500 FC), alors que la course entre Lemba et centre-ville est tarifée 1 500 FC. Donc de Lemba à la Gombe, on paie 2 000 FC la course.

Quand on interroge les transporteurs en commun, ils disent qu’ils passent plus de temps dans les encombrements de la circulation, et que cela a une incidence sur la rentabilité. Et pour rattraper le temps perdu et combler le gap dans les recettes journalières, ils sont contraints de faire le « demi-terrain » ou de faire payer doublement la course.

Dans cette situation d’embouteillages monstres, le transporteur public Transco semble être le plus grand perdant. Des agents de cette compagnie publique rapportent sans vraiment avancer des chiffres que les recettes sont en baisse, soit une perte d’environ de moitié. Transco est durement touché parce que le nombre de rotations des bus sur le trafic a été sensiblement réduit du fait de travaux sur les voies principales de la capitale. En effet, Transco lance ses bus sur de longs trajets (centre-ville-Kingasani ya suka, centre-ville-Kinsuka, etc.) au coût de 500 FC. D’après ces agents, la perte des recettes influe sur la trésorerie de l’entreprise qui éprouve déjà des difficultés dans les charges d’exploitation.

Au moins 6 personnes sur 10 interrogées dépensent d’habitude 1000 FC ou plus par jour pour se rendre sur leur lieu de travail, et plus de 2 personnes sur 10 dépensent même plus de 4 000 FC. Une somme très importante qui touche principalement les ménages nombreux à revenus faibles. Dans une famille de 10 personnes, on dépense jusqu’à 40 dollars par jour pour le transport. Plus le lieu de résidence est éloigné du centre-ville, plus le coût des transports augmente pour les Kinois. Huit personnes sur 10 Kinois interrogés vivant dans les quartiers périphériques de la ville ou les cités dortoirs expliquent que les travaux de construction des sauts-de-mouton impactent « fortement » leur budget transport et, par ricochet, leur pouvoir d’achat. Conséquence, ils sont contraints de faire la marche à pied pour rallier leur lieu de travail, de commerce ou d’étude, faute de dépenser plus que prévu par jour. 

Par ailleurs, les Kinois qui utilisent leur véhicule pour se rendre au travail ou ailleurs, disent également dépenser plus en carburant par jour pour leur trajet quotidien à cause des embouteillages qui se sont amplifiés avec les chantiers des sauts-de-mouton. Pour beaucoup de Kinois, se rendre désormais dans le centre-ville, surtout dans la partie est de la ville (aéroport, Kinkole, Nsele et Maluku), est loin d’être donné… 

Les commerces en berne

Le sondage Business et Finances révèle que les travaux de construction des sauts-de-mouton dans la capitale n’impactent pas seulement la rentabilité dans le secteur des transports. Ils pèsent aussi lourdement dans certains commerces. Par exemple, à Kinkole, cité que les Kinois et les touristes de passage à Kinshasa ont l’habitude de fréquenter le week-end, les terrasses, les restaurants, les auberges, les pêcheurs, etc. ont le moral en berne. Ils ont la mine triste : « Les affaires ne marchent plus depuis que la circulation est fortement perturbée sur le boulevard Lumumba. Les gens ne viennent plus ici comme auparavant », explique la propriétaire d’une terrasse ayant pignon sur rue à Kinkole.

Que dire ? Sinon Kinshasa est une « ville unique » au monde : on vit, on survit. Les Kinois aiment leur ville et la maudissent en même temps. Mais ils ne s’y ennuient jamais. C’est une ville de deals, une ville pour miséreux et ambitieux venus de toutes les provinces de la RDC. Des creuseurs de diamants du Kasaï deviennent chauffeurs de taxi, des cultivateurs du Kongo-Central ou du Bandundu se font vendeurs ambulants… 

La densification semble avoir atteint ses limites, ce qui se traduit actuellement par des migrations du centre-ville vers des quartiers des communes intermédiaires ou périphériques, avec une localisation à proximité des axes de communication vers le centre-ville. Tout le monde essaie de se rapprocher de la Ville pour saisir des opportunités ou être à proximité des zones d’activité. La croissance urbaine très forte ne correspond pas aux critères habituels de la ville.